« Je fais des films depuis vingt ans, mais c’est comme si j’étais née le 10 septembre », sourit Alice Diop. La date en question est celle de la cérémonie de clôture de la Mostra de Venise. Sur la scène du Palais du cinéma, sur l’île du Lido, la réalisatrice française remportait le Lion d’argent (Grand Prix du jury) et le prix du premier film pour Saint-Omer, en salle le 23 novembre. Elle en éclipsa presque la star mondiale Cate Blanchett, récompensée comme meilleure actrice pour son rôle de cheffe d’orchestre dans Tár (de Todd Field). Lors de son allocution, Alice Diop s’est d’abord étonnée de « ne plus avoir les mots », avant de citer la féministe noire américaine Audre Lorde : « Mes silences ne m’avaient pas protégée. Votre silence ne vous protégera pas non plus. » Puis elle a conclu : « Nous ne nous tairons plus. »
Un mois plus tard, dans un café de Montreuil, tout près de chez elle, en Seine-Saint-Denis, elle évoque ces dernières semaines, épuisantes. Elle porte une robe noire aux coutures rouges comme des sutures, de lourdes boucles d’oreilles dorées, un bracelet en forme de serpent au poignet et de longues tresses relevées en chignon. Elle a entre-temps reçu le prestigieux prix Jean Vigo, et Saint-Omer a été désigné pour représenter la France aux Oscars, en février 2023.
Un succès personnel, bien sûr, pour la cinéaste de 43 ans. Mais aussi un signe de l’époque, qui consacre une femme noire, issue du monde longtemps confidentiel du documentaire. Pas encore un symbole ni un porte-voix, mais bien l’indice d’une évolution du cinéma français qui, depuis quelques années, a fait apparaître des visages nouveaux, issus de la diversité ou des communautés LGBT, devant et derrière la caméra.
Et une sorte de pied de nez à la une du Film français qui a défrayé la chronique en septembre. Sous le titre Objectif : reconquête !, le magazine spécialisé faisait poser, autour de Jérôme Seydoux, président de Pathé, six acteurs blancs et hétérosexuels (Guillaume Canet, Pierre Niney, Vincent Cassel…). Noire, femme (membre du Collectif 50/50 qui milite pour l’égalité entre les sexes et la diversité dans le cinéma français), Alice Diop pourrait apparaître comme un nouveau visage du cinéma français. Sauf qu’elle y officie depuis deux décennies. La diversité dans la culture a toujours été là. L’époque commence à peine à le constater.
Huit documentaires remarqués
La réalisatrice est donc loin d’être une débutante : Saint-Omer est certes son premier long-métrage de fiction, mais elle a déjà signé huit documentaires aux formats variés et a été abondamment récompensée au fil des ans. Prix du festival Cinéma du réel en 2016, La Permanence filmait des migrants venus consulter un médecin pour des maux du corps qui racontaient leurs parcours de vie douloureux. Couronné du César du meilleur film de court-métrage en 2017, Vers la tendresse se penchait sur « la façon dont des hommes des quartiers parlent de leur vie amoureuse ou sexuelle », selon les mots de la réalisatrice dans une interview à la revue littéraire Vacarme, en 2016.
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