Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du « Monde Afrique » depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du « Monde Afrique ».
Le 12 août 2019, la rue de la polyclinique des Deux Plateaux, à Abidjan, est envahie d’une foule incrédule. Face à l’entrée barrée de l’établissement où DJ Arafat vient de rendre son dernier souffle, de jeunes hommes supplient qu’on les autorise à voir de leurs propres yeux le corps du roi du coupé-décalé, tué quelques heures plus tôt dans un accident de moto. « DJ Arafat n’est pas mort, DJ Arafat ne peut pas mourir ! », s’effondre l’un d’eux.
Un peu plus de trois ans après, ces mots font mouche. DJ Arafat semble plus que jamais vivant en Côte d’Ivoire. A Abidjan, il est même omniprésent. Sa silhouette est taguée sur les minibus et imprimée sur les vêtements ; sa musique est écoutée dans les maquis et les boîtes de nuit ; sa coupe de cheveux et son look vestimentaire sont copiés par les jeunes. Célébré dans un nouveau livre, sujet d’une future série télévisée, il est même élevé au rang d’icône par certains intellectuels ivoiriens.
Sorti en octobre, l’ouvrage Arafat DJ, Histoire et Légende d’une comète décrit ainsi en 78 pages son influence encore intacte sur la société ivoirienne. Coordonné par l’universitaire Josué Guébo, l’essai réunit cinq auteurs de divers horizons (deux chercheurs, une communicante, un traducteur, un juriste) désireux de réaliser « une stèle d’écriture » pour qu’« Arafat ne meure pas ». Un livre qui s’interroge sur ce qu’on retiendra de DJ Arafat, au-delà de sa musique.
Roi des « clashs » et de la provocation
La langue figure en bonne place dans cet héritage. Car DJ Arafat se plaisait à enrichir et tordre le nouchi, l’argot ivoirien, de même qu’il créait des mots, des bruits, des onomatopées avec énergie et musicalité. A tel point que les auteurs parlent d’une nouvelle langue, « l’arafatais », que ses fans se réapproprient volontiers.
« On pouvait l’aimer ou ne pas l’aimer, mais chacun de nous s’est surpris en train d’employer un “manci” [merci], un “kpa” [beurk], même en pleine réunion d’un comité de direction », s’amuse le juriste et cadre administratif Sidoly Gbazié, qui se souvient du « pèlerinage » des familles sur le lieu du drame le jour et le lendemain de sa mort :
« J’ai vu des pères et des mères avec leurs ados. Arafat a su faire le lien entre ses fans et leurs parents. Il n’était pas le gendre idéal, mais il était aimé pour beaucoup d’autres choses. »
DJ Arafat était le roi de la provocation. L’artiste aimait railler voire insulter ses rivaux lors de « lives » sur Facebook toujours très suivis. Les réseaux sociaux et les journaux se délectaient des polémiques qu’il déclenchait. Une communication « au début instinctive », où il y avait « beaucoup d’injures », souligne la communicante Lala Meïta Soumahoro. Mais selon elle, le musicien a vite compris l’importance des réseaux sociaux pour faire parler de lui et se vendre :
« Aujourd’hui, tous les artistes ivoiriens, sans exception, font pareil. Ils se taguent entre eux, se moquent les uns les autres. DJ Arafat a révolutionné la communication numérique. »
Ces « clashs » ont construit la réputation sulfureuse de l’artiste aux mille surnoms. Pour certains, le « Daïshikan » (grand prêtre dans le manga Dragon Ball) était surtout un homme violent, bruyant et mal élevé. Des vidéos l’ont d’ailleurs montré en train de gifler et violenter sa compagne de l’époque ou de brutaliser un de ses danseurs. Ces derniers faits avaient entraîné en mai 2018 une condamnation à douze mois de prison – peine qu’il n’a jamais purgée.
Mais pour d’autres, il était d’abord le porte-voix des jeunes et un self-made-man accompli. Ses fans étaient si nombreux qu’il les avait surnommés « les Chinois ». Les drapeaux de la Chine, qui flottaient dans le stade Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan lors de l’hommage national qui lui a été rendu en août 2019, sont encore accrochés ici et là, sur les taxis et dans les maquis d’Abidjan.
« Pour les Chinois, Arafat, c’est un itinéraire possible de la réussite, la preuve qu’on peut partir de la marge pour arriver au centre », observe Aghi Bahi, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan : « Arafat n’est pas passé par les voies traditionnelles classiques pour devenir quelqu’un. Il a su vaincre le système. »
« Le coupé-décalé est mort avec lui »
Sa légende s’est aussi bâtie sur le choc et les symboles qui ont entouré son décès : un accident de moto, comme l’ami à qui il dédiait en 2003 son premier tube, Hommage à Jonathan. Tragique ironie, son dernier titre s’intitulait Moto Moto et son dixième et ultime album Renaissance. Certains ne manquent pas non plus de rappeler qu’il est mort à 33 ans… comme le Christ.
Et ses obsèques ont marqué les mémoires, alors que des fans ont profané la tombe dans laquelle il venait d’être enterré. « Tout Abidjan a couru pour voir ce qui se passait. La dramaturgie de sa mort contribue à sa légende », synthétise l’écrivain ivoirien Gauz, scénariste de Clash, la future série du réalisateur franco-ivoirien Philippe Lacôte librement inspirée de la vie de DJ Arafat, qui est actuellement en développement.
Dans ce feuilleton, dont la date de sortie n’a pas été dévoilée, « on fabrique un héros qui est aussi un antihéros », poursuit Gauz. L’écrivain le reconnaît, il a eu « deux mouvements » sur Arafat. « Au début des années 2010, il était une immense star et je ne comprenais pas pourquoi. Je l’ai critiqué publiquement. Je me disais : “Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Rien !” », s’exclame celui qui a vécu une dizaine d’années en France avant de se réinstaller en Côte d’Ivoire en 2011 :
« Mais une fois que je me suis un peu mieux planté dans la réalité quotidienne du pays, j’ai compris. C’est lui qui disait ce qu’il fallait, puisque les politiques et la société ne disaient plus rien. Ils étaient groggy par la guerre et la crise. »
Plus que du bruit, donc, DJ Arafat formule un discours, selon Gauz, qui le résume ainsi : « Bats-toi, crois en ton destin, tout le monde autour de toi est jaloux mais tu vas réussir. » Dans son sillage, le coupé-décalé vient apporter de la joie à une jeunesse en manque de repères.
Mais pour beaucoup, la mort du roi a entraîné celle du style musical qu’il incarnait. « Le feu ne donne naissance qu’à des cendres. Arafat n’a pas eu le temps de préparer de succession », observe le chercheur Aghi Bahi. « Son coupé-décalé est mort avec lui, appuie Gauz. Aujourd’hui, il y a une production miteuse, c’est du sous-Arafat et c’est là que tu vois que c’est lui la légende. »
Un mythe que ces intellectuels et artistes voudraient voir étudié à l’université, à l’image de certaines stars américaines comme Beyoncé ou Jay-Z. « On peut tellement exploiter DJ Arafat, estime Lala Meïta Soumahoro. En psychologie, en linguistique, en philosophie… On est parti pour écrire pas mal de livres sur lui. »