La classe moyenne chinoise a longtemps incarné le « rêve chinois », symbole des prouesses économiques du pays. Mais face à une croissance en berne, ces millions de personnes se heurtent à une nouvelle réalité : hausse du coût de la vie, compétition professionnelle féroce, bulle immobilière… Au point que certains tentent de s’affranchir de ce modèle de réussite. Un défi majeur potentiel pour Xi Jinping.
Le XXe Congrès du Parti communiste chinois (PCC), qui s’ouvrira dimanche 16 octobre, constitue un événement puisqu’il doit permettre à Xi Jinping de briguer un troisième mandat à la tête du pays, du jamais vu depuis la mort de Mao Zedong en 1976. Alors que le président chinois devrait apparaître plus fort que jamais, celui-ci fait face à une série de défis : le malaise grandissant de la classe moyenne, notamment au sein de sa jeunesse, minée par une stratégie zéro-Covid sans fin et une économie en berne.
Cette classe moyenne est pourtant un pilier de la politique de Xi Jinping depuis sa promotion à la tête du parti en 2012. Elle est au centre de son « rêve chinois », ce concept cher au président qui vise à faire de la Chine un pays puissant et technologiquement avancé, tout en assurant à sa population ascension sociale et prospérité. Sur ce dernier point, il peut se prévaloir d’un bilan exceptionnel. En dix ans, des millions de Chinois sont sortis de la pauvreté, profitant d’une croissance annuelle moyenne de 6 %.
« La société chinoise s’est profondément transformée, et très rapidement. En quelques années seulement, des centaines de millions de Chinois ont pu avoir accès à l’université et à des emplois bien rémunérés et, par conséquent, profiter de nouveaux modes de consommation », explique Jean-Louis Rocca, sinologue à Science-Po et spécialiste des classes moyennes chinoises. On estime aujourd’hui qu’entre 350 et 700 millions de personnes appartiennent à la classe moyenne. Elles étaient environ 15 millions au début du siècle.
Un « rêve chinois » qui se fissure
Mais ce « rêve chinois » semble désormais se fissurer. En raison, d’abord, de l’économie chinoise qui a progressé de seulement 0,4 % sur un an au deuxième trimestre, sa plus faible performance depuis le début de la pandémie. Ensuite la stratégie zéro-Covid mettant le pays à l’arrêt depuis plus de deux ans, un conflit commercial avec les États-Unis, la guerre en Ukraine, la sécheresse exceptionnelle… Les causes sont multiples.
La classe moyenne déjà installée doit ainsi composer avec une pression économique plus forte et une hausse du coût de la vie. « Les revenus n’augmentent plus mais les charges explosent, notamment en raison de la pression sociale : pour avoir ‘réussi’, il faut pouvoir se loger dans tel quartier, mettre ses enfants dans telle école, s’habiller de telles marques, avoir telle voiture », énumère le sociologue. En parallèle, les frais de santé flambent et il devient de plus en plus difficile de se soigner ou de soigner ses parents âgés – une dimension importante dans un pays fortement vieillissant. « Pour certains, cela donne le sentiment de perdre de la qualité de vie, voire d’être déclassés », explique-t-il.
De l’autre côté, toute une frange de la population, notamment parmi la jeunesse, reste bloquée dans l’ascenseur social. « Les universités n’ont jamais diplômé autant d’étudiants mais tous ne trouvent pas du travail à la sortie. Le chômage chez les jeunes qualifiés avoisine les 20 % », poursuit Jean-Louis Rocca. « Par défaut, certains acceptent des emplois moins bien rémunérés et voient s’éloigner le modèle de réussite sociale dicté par la société. »
L’immobilier chinois est l’illustration parfaite de cette « fissure » du rêve chinois. « S’il y a bien un symbole de réussite et d’ascension sociale en Chine, c’est d’être propriétaire de son logement », explique le sinologue. Preuve en est, 87 % des ménages sont propriétaires de leur appartement, et 20 % en possèdent plusieurs. Mais aujourd’hui, pour la jeunesse, accéder à la propriété est devenu presque impossible : la spéculation foncière a fait enflammer les prix, créant une « bulle immobilière ». Les loyers eux-mêmes sont devenus prohibitifs, en particulier dans les grandes villes comme Pékin.
La jeunesse face à une « crise existentielle »
Difficultés à s’insérer dans la vie professionnelle, manque de perspectives… Dans ce contexte, une partie de la jeune génération préfère revoir à la baisse ses ambitions. Depuis quelques mois, sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes appellent au « tang ping » ou « lying flat » – en français, « rester couché ». L’idée : s’affranchir des modèles de réussite de la société chinoise pour adopter un mode de vie plus simple – et plus heureux.
À l’origine de ce mouvement, un texte rédigé par un internaute chinois intitulé « Lying Flat is Justice » et posté sur un forum internet en juillet 2021. Luo Huazong y raconte qu’il y a cinq ans, il a quitté son emploi d’ouvrier pour rejoindre le Tibet. Il ne travaille que ponctuellement et survit avec une vingtaine d’euros par mois. « Après avoir travaillé si longtemps, je me sentais juste engourdi, comme une machine. Donc j’ai démissionné », explique-t-il dans son témoignage retranscrit par le New York Times et désormais censuré en Chine. Depuis, les témoignages exprimant cette même lassitude face au quotidien foisonnent sur la Toile, et sont aussitôt supprimés. Dans les rues, certains arborent des t-shirts portant l’inscription #lying flat. Selon la plateforme Weibo, qui a mené un sondage auprès de ses utilisateurs entre le 28 mai et le 3 juin, 61 % des 241 000 répondants se disent ainsi prêts à adopter la « lying flat attitude ».
« Le malaise de la jeune génération s’est mu en une crise existentielle », analyse Jean-Louis Rocca. « Face à l’absence de perspectives, elle ne voit plus l’intérêt de se soumettre au système chinois hyper compétitif et à ce schéma du 9-9-6, qui consiste à travailler de 9 heures du matin à 9 heures du soir, six jours par semaine. »
« Jusqu’alors, tout le monde pensait que le rêve chinois signifiait que chaque génération allait bénéficier d’une situation meilleure que la précédente », analyse Alex Payette, sinologue directeur du cabinet Cercius Group, basé à Montréal. « La population se retrouve désormais confrontée aux limites du rêves chinois. »
Du « lying flat au let it rot »
Ces derniers mois, le « lying flat » a pris une nouvelle tournure, laissant sa place au « let it rot » (« laissez le pourrir », en français). « Le premier était une sorte d’appel à la vie simple, le second prend une dimension plus négative, d’apathie », explique Alex Payette. « Par exemple, si on me donne quelque chose à faire au travail, non seulement je vais éviter de m’y atteler, mais si j’y suis obligé, j’en ferai le moins possible ».
Et le mouvement trouve ses adeptes : sur Xiaohongshu, Instagram chinois, le terme « bailan », l’équivalent mandarin, donnait environ 2,3 millions de résultats fin septembre, selon le média anglophone chinois South China Morning Post. Sur Bilibili, équivalent de YouTube, les vidéos avec « let it rot » dans le titre font partie des plus populaires du moment.
Le « let it rot » infuse même parmi les cadres du parti, note Alex Payette. « On a vu le cas, par exemple, lors d’inondations : les cadres préfèrent attendre une consigne claire des instances dirigeantes plutôt que de prendre des initiatives, quitte à ce que cela ait des conséquences désastreuses », explique-t-il. « Ce n’est certainement pas une malveillance assumée de la part de ces cadres mais plutôt l’expression d’une conformité à tout prix ».
D’un malaise social à un malaise politique ?
Plus surprenant, le malaise de la classe moyenne s’est aussi exprimé sur le terrain, lors de rares manifestations dans un pays où toute tentative de contestation est violemment réprimée. Quelque milliers de personnes ont manifesté en mai, puis en juillet, dans la province du Henan, où quatre petites banques rurales en faillite ont menacé de ruine leurs clients qui réclamaient de pouvoir retirer leur épargne gelée.
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Au printemps, quand des milliers de promoteurs immobiliers ont interrompu brusquement les chantiers – conséquence du ralentissement économique –, des accédants à la propriété ont, de leur côté, appelé au boycott du remboursement de leur prêt sur les réseaux sociaux.
Alors que le XXe Congrès du Parti communiste approche, les instances dirigeantes doivent-elle redouter une mutation de ce malaise social en contestation politique ? Peu de risques, selon Jean-Louis Rocca. « Que ce soit le ‘lying flat’ ou même ces manifestations dans le Henan, ces mouvements restent globalement apolitiques », assure le sinologue, qui interprète le « lying flat » comme le signe d’un « décrochage individuel ».
« Au sein de la classe moyenne, l’adhésion au parti reste très forte », insiste-il. « La grande majorité, notamment celle qui a connu la Révolution culturelle et les événements de la place Tian’anmen, dira que c’est bien grâce au Parti qu’elle a pu atteindre la prospérité. Il y a une position assez ambiguë qui se met en place, une fatigue s’installe mais on continue à considérer que le Parti s’occupe bien de la population. »
Malgré tout, le sinologue en est persuadé, les causes du malaise de la classe moyenne seront au centre du Congrès du parti. « On voit des chercheurs autorisés à critiquer la faiblesse des politiques publiques, appelant à mieux financer les assurances santé, à mieux lutter contre les inégalités sociales et à baisser les prix de l’immobilier. Cela montre que certains, au sein du Parti, souhaitent ces réformes », explique-t-il. « Quoiqu’il en soit, la population n’a pas envie de revenir en arrière. Sur le plan de la stabilité politique, le Parti sait que c’est un élément très important. »
D’autant plus que la question de la « prospérité commune » – autrement dit, une meilleure redistribution des revenus – devrait être prioritaire à l’agenda du Congrès. « La Chine va mettre l’accent sur la réduction des écarts [socio-économiques]. Cela deviendra un objectif politique et stratégique important pour nous », a récemment déclaré un proche du parti auprès du South China Morning Post.
« Cette problématique sera clairement l’un des défis majeurs pour le prochain mandat de Xi Jinping », abonde Alex Payette. « D’autant plus qu’à court terme, cela pourrait provoquer des décrochages au niveau de l’emploi, notamment dans certains corps de métier, comme dans les manufactures. Cela aurait des conséquences directes sur l’économie. Sauf que la ‘prospérité commune’, selon Pékin, ne peut fonctionner que si l’économie repart à la hausse ».