Y a-t-elle songé, ce 29 août? Dans La Vie ordinaire, essai très intime paru en 2020, Adèle Van Reeth le décrète sans détour: « Il n’est pas indispensable d’avoir fait l’expérience d’une chose pour pouvoir la penser. Mais ce que l’on vit modèle en retour la réflexion. » En ce lundi de rentrée médiatique, la productrice des Chemins de la philosophie sur France Culture faisait ses premiers pas comme nouvelle directrice de France Inter. Patronne, à 39 ans et sans aucune expérience de direction, de la première radio de France: 7 millions d’auditeurs et 14,5% de parts d’audience.
Le soir, lors de la grand-messe du groupe, avec les autres patrons d’antenne et Sibyle Veil, PDG, elle a présenté sa première grille de programmes, conçue avec Laurence Bloch, la directrice sortante – celle qui a porté France Inter sur la plus haute marche du podium.
Volonté de « changements »
Zéro big bang au programme. Surtout pas dans la matinale, si stratégique en termes d’audience: maintien du duo Léa Salamé et Nicolas Demorand, transfert du chroniqueur politique Thomas Legrand au samedi soir, reprise du billet culturel d’Augustin Trapenard, parti sans crier gare, par Rebecca Manzoni, un talent maison. Le sport sera désormais à l’affiche le dimanche soir, gros pari face aux concurrents. Pas de mercato ni de grosse prise médiatique, si ce n’est Matthieu Noël, venu d’Europe 1, en pleine déconfiture et « bollorisation », pour remplacer Charline Vanhoenacker, tête d’affiche dont l’humour et l’art consommé pour tacler les ministres en direct agaceraient l’Elysée. L’humoriste belge conserve un billet hebdomadaire et son émission l’après-midi.
Pas de quoi faire de vagues en interne – comme en 2021 quand la station, taxée trop à gauche par la droite et l’extrême droite, avait bombardé à l’antenne une brochette plus ou moins expérimentée d’éditorialistes bigarrés: Cécile Duflot (Oxfam), Natacha Polony (Marianne), Etienne Gernelle (Le Point)… Comme pour prouver sa vertu en année électorale. Pas de quoi imprimer sa marque, non plus. Dans les couloirs, il se murmure que les vrais mouvements auront lieu en janvier.
« Pour qu’une antenne garde cette présence, cela implique des changements, plaide la nouvelle directrice. Aujourd’hui est un point de départ vers un cap qu’on va suivre collectivement. » Rencontre, mi-juillet, avec Adèle Van Reeth, au 6e étage de Radio France, dans le bureau qui est encore celui de Laurence Bloch. Sa première interview comme patronne. Après plusieurs mois de « tuilage », elle s’apprête à partir en congés avec son compagnon, le philosophe Raphaël Enthoven, et leur clan recomposé, dont leurs fils Zadig et Marcel.
Les premières minutes, le regard bleu perçant, toujours direct, est plutôt méfiant, les bras sont souvent croisés. Sur la défensive et prête à en découdre? « Elle ne déteste pas les rapports de force », dit une ancienne assistante. « Elle aime les relations franches, nuance Géraldine Mosna-Savoye, éternelle complice des Chemins. Mieux vaut ne pas tourner autour du pot. »
Adèle Van Reeth le sait: attendue au tournant, elle est surtout celle que personne n’attendait. Sa nomination en février, officialisée par un mail interne de Laurence Bloch et un sacre public de Sibyle Veil dans les colonnes du Monde, a créé la surprise. Y compris chez ses proches. « Elle n’a rien laissé deviner, raconte son ami, l’auteur David Foenkinos. Elle a de l’ambition, mais elle était plutôt dans l’écriture. Cela a dû être un vrai choix. » La surprise est « totale, confirme son éditrice, Muriel Beyer, directrice des Editions de l’Observatoire, avec laquelle la philosophe a initié plusieurs collections. Mais elle intègre depuis toujours qu’on a plusieurs vies. » Adolescente, la jeune Adèle rêvait d’être comédienne « pour vivre mille vies en une ».
Feuille de route alambiquée
Sa nomination, elle l’a fêtée à la maison avec du champagne et sa bande. Un cercle plutôt people laïcard et intello rock: Joann Sfar, Guillaume Gallienne, Jean-Paul Rouve… Sibyle Veil lui a proposé le poste début 2022, alors qu’elle revenait de congé maternité. « Pas vraiment le moment où j’élaborai de nouveaux projets, j’avais mon lot de nouveautés, retrace-t-elle. Ce n’était pas écrit, mais ce grand saut arrive au bon moment. Je l’accueille avec curiosité, excitation… et impatience! »
A lire Sibyle Veil dans Le Monde, le choix d’Adèle Van Reeth « s’est imposé, tant elle représente tout ce qu’est France Inter: l’exigence intellectuelle et la modernité ». Vraiment? Des mois durant, pourtant, la PDG a cherché ailleurs cette délicate alchimie. Nicolas Demorand s’était positionné comme solution interne. Compliqué. A l’extérieur, des pointures ont été chassées: Marc-Olivier Fogiel (BFMTV), Vincent Meslet (Newen) ou encore Justine Planchon (Mediawan Prod)… En vain. « Il faut dire que le job ne fait guère rêver », tacle le patron d’une radio concurrente.
Le chemin, comme la feuille de route, est alambiqué. « Continuer à faire d’Inter une radio pionnière, a édicté Sibyle Veil dans Le Monde. Des choix audacieux seront faits. » Simple. France Inter est au zénith, mais avec une grille un brin usée. La fin de la redevance, actée, et la menace de fusion des entités de l’audiovisuel public, toujours dans l’air, pourraient brider la créativité.
Et – surprise! – Laurence Bloch est encore dans les parages: Sibyle Veil l’a promue cet été grande prêtresse des antennes et de la stratégie éditoriale du groupe. « La connaissant, elle n’est pas là pour faire de la figuration », ironise un rival. Léa Salamé ne la décrivait-elle pas, en 2020 dans M, le magazine du Monde, comme « la vraie rédac chef de la matinale »? Inconnue supplémentaire, le mandat de Sibyle Veil, opposée à toute idée de « BBC à la française », s’achève au printemps 2023. Elle a même lié sa nouvelle candidature à l’abandon du projet. Rien ne dit qu’un éventuel successeur garde les mêmes équipes.
De quoi transformer le job de rêve d’Adèle Van Reeth en vraie mission casse-cou. « Je mesure l’engagement et j’ai accepté en connaissance de cause, répond-elle. Aucun doute, aucune réticence, aucune peur. » Chiche? L’acteur et réalisateur Jean-Paul Rouve y croit: « La prise de risque, le défi, l’inconnu sont des mots hyperexcitants pour elle! »
Esprit sans frontière
Unique fille d’une fratrie de quatre enfants, Adèle Van Reeth a souvent déménagé, au gré des affectations de son père, archiviste. Ce dernier inculque à ses enfants une certaine liberté de pensée – et d’agir: « Je ne vais pas vous laisser grand-chose, mais je vous ai éduqué de sorte que cela ne vous pose pas de problème. » Pas de télé à la maison, mais du sport, de la musique et des salles obscures à volonté, où l’emmène sa mère, femme au foyer et critique de cinéma bénévole pour RCF (Radio chrétienne francophone).
A 15 ans, comme ses frères, Adèle Van Reeth part un an à l’étranger. Mais beaucoup plus loin qu’eux: en Nouvelle-Zélande. Déjà, l’envie de ne jamais se fixer de frontières. « Je suis là où je suis et, d’une certaine manière, je viens de nulle part. On a moins peur quand on n’est pas dans des cases », indique-t-elle. A son retour, elle se cherche: après un épisode en école d’architecture – trop de maths – elle tente l’Ecole Normale Supérieure (ENS). Elle souffre de la rigidité de l’enseignement, mais s’initie à la philosophie. Coup de foudre. Une année à Chicago en 2006 lui fait découvrir la vie de campus, une autre manière d’apprendre, et Stanley Cavell, philosophe chéri, le pape des « comédies de remariage », ces films hollywoodiens des années 1940 où les personnages se quittent pour mieux se retrouver. Repartir à zéro, surtout.
Caution intello et féministe
A France Inter, dès le premier matin de « tuilage », Adèle Van Reeth a assisté à la matinale et à la conférence de rédaction. Elle a rencontré les syndicats. Dans la Maison Ronde, sa nomination est accueillie avec soulagement: « On avait peur de voir débarquer quelqu’un de l’extérieur, comme Fogiel, plus obsédé par les audiences que le fond », lâche un journaliste.
Adèle Van Reeth, martèle Sibyle Veil, est « un pur produit maison ». Son premier stage, elle l’a fait, comme Laurence Bloch, à France Culture, dans la matinale alors animée par Nicolas Demorand. De retour à l’ENS, en 2008, elle apprend que Raphaël Enthoven cherche une aide pour son émission Les Nouveaux Chemins de la connaissance, sur France Culture. Exit l’agrégation! En 2011, lorsque Raphaël Enthoven vole vers de nouvelles aventures, elle le remplace, poussée par son futur compagnon et Sandrine Treiner, l’actuelle patronne de la station, alors numéro deux. Tant pis pour les philosophes mâles en vogue qui s’y voyaient déjà.
A « FranceCul », Adèle Van Reeth s’impose. Une voix, un ton. Une palette très large, surtout, de sujets: de Kant à Camus, en passant par Miyazaki et Julien Doré. Les Chemins de la philosophie, nouveau nom de l’émission depuis 2017, arrivent en tête des podcasts de la station avec 4,5 millions d’écoutes en juin. Elle devient la valeur montante, caution intello et féministe, du PAF. Elle s’aventure dans des émissions plus grand public: D’art d’art, capsules sur les arts plastiques sur France 2, Livres et vous sur Public Sénat, et des « expériences », pas concluantes de son propre aveu, chez Laurent Ruquier dans On n’est pas couché, sur France 2. « Elle a toujours vu plus loin que Les Chemins de la philosophie« , observe un journaliste.
« Le management et l’info, ses talons d’Achille »
Autant d’éclectisme exige du travail. Et une bonne équipe – en l’occurrence, à France Culture, une nuée de rédacteurs et de stagiaires, souvent normaliens, pour préparer ses fiches. « Adèle en a grillé plus d’un par son exigence, explique une ancienne. Avec la pression d’une quotidienne, selon son humeur, elle pouvait se montrer très reconnaissante ou très ingrate à l’égard du travail fourni. » Pour un autre ancien collaborateur, « le management, mais aussi la politique vont être ses talons d’Achille ». Sandrine Treiner, à sa façon, confirme: « Il va falloir qu’elle se montre sous un nouveau jour. Je fais confiance à son intelligence, son humour et son énergie. Elle a ce qu’il faut. »
Adèle Van Reeth n’a jamais révélé ses opinions, ni dans son émission, ni ailleurs. Tout l’opposé de son compagnon, vrai enragé des réseaux sociaux. A sa nomination, elle a été l’objet de violents trolls, sexistes, généralement en provenance de l’extrême droite, sur son couple et les tweets souvent provocateurs de Raphaël Enthoven. « Cela m’a renseignée sur le fait que ce n’est pas ma nomination qui posait problème, balaye-t-elle. Je reste concentrée, détachée des critiques qui n’ont jamais guidé ma vie. »
Muriel Beyer cisèle: « L’échec ne fait pas partie de son logiciel. Si ce devait être le cas, elle se dit qu’elle s’en arrangera. » Depuis des mois, Adèle Van Reeth prépare aussi les 20 kilomètres de Paris, qui auront lieu en octobre prochain. « Je n’ai aucun doute sur ma force de travail et mon investissement pour les choses que je ne connais pas. J’en tirerai le meilleur, en faisant en sorte que la peur ne soit pas un obstacle, affirme-t-elle. La philosophie m’a appris les vertus du doute. Elle ne m’a jamais empêché d’avancer. » Début juillet, pour la dernière des Chemins de la philosophie – émission qui disparaît avec elle – Adèle Van Reeth portait un tee-shirt orné d’une citation de Nietzsche, « amor fati ». Aime ton destin.