« Go », « brouteur », « babtou », « babtou fragile » : les utilisateurs du Petit Robert – un produit phare de la rentrée scolaire – pourront découvrir ces quatre mots et expressions d’origine africaine dans l’édition 2023 du célèbre dictionnaire. Des vocables qui ont su se démarquer parmi beaucoup d’autres. « Tous les ans, on repère et étudie de nombreux néologismes, mais on n’en entre qu’une toute petite partie », explique Géraldine Moinard, directrice éditoriale du Petit Robert, précisant qu’entre 150 et 200 nouveaux mots intègrent chaque année le dictionnaire.
Ancré dans le langage quotidien de plusieurs pays d’Afrique francophone depuis des décennies, « go », un mot nouchi (l’argot ivoirien), a été exporté au-delà du continent au début des années 2000, notamment grâce au tube Premier gaou, du groupe ivoirien Magic System. « C’est dans ma galère que la go Antou m’a quitté, oh ah », chante Salif Traoré alias A’salfo dans le premier couplet de la chanson. Mais il a fallu attendre plus de vingt ans avant que Le Petit Robert ne l’adopte.
Un délai qui n’a rien d’étonnant, selon Loïc Depecker, délégué général à la langue française et aux langues de France au ministère de la culture. « Il est rare qu’on ait la date de création d’un mot nouveau. De plus, ce qui est connu par certains est néologique pour d’autres… et peut le rester très longtemps », argumente-t-il. La pérennité est d’ailleurs l’un des critères auquel doit répondre un néologisme pour être « sacralisé » dans Le Petit Robert. « On attend au moins quelques années pour être sûr que les mots ont bien intégré la langue », confirme Géraldine Moinard.
Arnaqueurs du Net
Les deux autres conditions d’admission sont la fréquence et la diffusion. S’il n’existe pas de baromètre pour mesurer l’usage d’un mot, le fait qu’il soit utilisé par différentes sources et diffusé par plusieurs canaux lui accorde plus de chance d’être sélectionné. Par exemple « quand on l’entend non seulement à l’oral, mais qu’on le retrouve également dans la presse, dans la littérature », détaille la directrice éditoriale : « On se demande aussi si le mot est employé dans un média en particulier ou dans tous les autres, y compris les réseaux sociaux. » Les mots et expressions qui naissent en dehors de l’Hexagone doivent donc être employés dans plusieurs pays et régions francophones avant de figurer dans le dictionnaire.
Pour ce qui est de leur signification, le comité éditorial du dictionnaire ne s’en remet pas toujours à des conseillers linguistiques. « On va observer comment le mot est utilisé et quel sens il peut avoir. Mais s’il y a un doute ou des points à éclaircir, on peut faire appel à des experts du sujet ou du mot dont il est question. C’est aussi vrai pour les mots scientifiques », explique Géraldine Moinard.
Le Petit Robert 2023 définit « go » comme un « nom féminin, issu d’une langue de l’Afrique de l’Ouest (bambara) » et dont l’origine remonte à 1997. Il signifie, selon le dictionnaire, une jeune fille, une jeune femme ou une petite amie. « Brouteur », quant à lui, est un nom qui vient du verbe « brouter » et fait référence à celui qui se nourrit sans effort. Il désigne aussi un escroc qui piège ses victimes sur Internet. D’ailleurs, le mot a été popularisé grâce à la série ivoirienne « Brouteur.com », diffusée depuis plusieurs années sur TV5 Monde et qui compte actuellement trois saisons. Le feuilleton raconte les forfaits des arnaqueurs ivoiriens sur le Net.
« Babtou » et « babtou fragile » sont les variations du mot « toubab », qui est entré dans Le Petit Robert en 2014. Ce dernier désigne un Européen, un Français métropolitain ou un Blanc en général. Dans un sens péjoratif, un toubab est un Africain ayant adopté le mode de vie occidental. Si « babtou » n’est rien d’autre que la forme argotique de ce mot, l’expression « babtou fragile » évoque une personne faible, qui se pose en victime.
« Colorations locales »
Jérémie Kouadio N’Guessan, professeur en sciences du langage à Abidjan et membre du conseil scientifique du Dictionnaire des francophones, se réjouit de l’intégration de ces mots d’Afrique. « C’est l’aboutissement normal de choses. Nous nous sommes approprié cette langue et nous créons des mots. Je suis très heureux que ça se passe ainsi », déclare-t-il. Le professeur ivoirien estime cependant que le dictionnaire aurait pu en adopter encore davantage : « En Afrique, c’est le foisonnement. Je pense que pour le cas de la Côte d’Ivoire, une vingtaine de mots et expressions peuvent être intégrés sans problème. »
Et d’ajouter : « Pour les pays comme la Côte d’Ivoire, le Gabon et bien d’autres, qui n’ont pas de langue nationale dominante, je pense que le français va évoluer en se particularisant. Il faut qu’on accepte que cette langue prenne les colorations locales. »
Ce diagnostic est partagé par Loïc Depecker, qui l’évoquait en introduction de son ouvrage Petit dictionnaire insolite des mots de la francophonie (ed. Larousse, 2020) : « Ces richesses de la langue française parlée hors de France participent de l’histoire de la langue. […] Sans doute serions-nous avisés d’y puiser largement. » Géraldine Moinard se dit elle aussi convaincue que les variations du français selon les aires géographiques participent à son évolution et à son enrichissement. « C’est fantastique à observer pour nous qui sommes au cœur du dictionnaire », affirme-t-elle avec enthousiasme.