Il règne dans ce village une atmosphère étrange. A peine une heure et demie de route le sépare de Moroni, principale ville de l’île de Grande Comore, et pourtant, tout est si différent… Pour y parvenir, il faut s’éloigner de la cité, fourmilière bigarrée et pleine de vie, échapper à la foule et à la pollution, puis gravir les collines de l’île au volcan, s’enfoncer vers le nord-est à travers les forêts d’eucalyptus et les plantations de bananiers. Alors, l’air devient plus pur, le ciel plus dégagé.
Le village est là, sur la côte, à l’extrémité d’une région nommée Washili. Il plonge vers la mer en ligne droite. D’emblée, le visiteur a le sentiment que tout est figé, silencieux, à l’arrêt. Les quelques maisons en dur, parpaings apparents, ne sont jamais véritablement finies, il manque toujours quelque chose : des fenêtres, une porte, parfois même un toit. Les habitants sont peu nombreux, un petit millier tout au plus. Seuls quatre vieux font claquer leurs dominos dans le silence, frappant de leurs pièces une table en bois dans le coin d’une place déserte. La nuit tombée, quand les habitants se retrouvent dans l’obscurité, un groupe d’hommes se réunit sur cette même place pour discuter à voix basse, à la lumière des téléphones. Un drame les hante : la disparition de cinq des leurs, dont deux enfants. Cela remonte à quelques semaines, ce jour où ils ont entrepris, comme des milliers de candidats à l’exil, de tenter de rallier l’île française de Mayotte.
Pour mesurer le poids de cette absence, et comprendre comment la vie de ce village dont nous ne pouvons dévoiler le nom pour des raisons de sécurité a pu basculer de la sorte, il faut revenir au mois d’août, s’intéresser à l’un des enfants, Zamdradi, 10 ans. Ici, tout le monde la connaît. Sa famille est pauvre, certes, mais la fillette peut compter sur une tante fonctionnaire, ainsi que sur un oncle installé à Tourcoing, dans le nord de la France. Zamdradi est joueuse, joyeuse, c’est une bonne copine, un rien rêveuse, assidue à l’école. Elle ne rechigne pas non plus devant les corvées domestiques, qui sont le lot de toutes les petites Comoriennes. Quand sa maman s’occupe de ses frères et sœurs, Zamdradi prend le relais : c’est le prix à payer pour ses moments de liberté, comme ces jours où elle enfourche le vélo de son cousin pour dévaler plein pot vers la mer et l’horizon.
En chemin, il lui arrive de saluer Ismaël, un homme de 45 ans. Lui aussi, tout le monde le connaît, et l’apprécie. Il a le rire facile, il est de bon conseil. C’est un saute-frontières, habitué à se rendre à Mayotte, ce territoire perçu ici comme l’île du salut. Lorsqu’il part, on ne sait jamais trop quand on le reverra. Mayotte, pour cet enfant du village, c’était le seul espoir de soigner son fils au moment où les médecins comoriens ont baissé les bras. Le gamin n’a pas survécu, mais Ismaël est resté dans le département français, y fondant même une deuxième famille. « Installé » dans un bidonville mais sans papiers, il a réussi à faire ce qui lui était impossible côté comorien : enchaîner les petits boulots, gagner assez d’argent pour survivre et payer plus tard les études de son autre fils, resté aux Comores.
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