AVEC LE VERROUILLAGE DE L’INFORMATION INSTAURÉ PAR ISRAËL, COMMENT RAPPORTER LA SOUFFRANCE DU PEUPLE PALESTINIEN ?
Pour cacher l’horreur qui se joue dans la bande de Gaza, Israël a interdit aux journalistes internationaux de pénétrer dans le territoire assiégé. Le 9 janvier, la Cour suprême israélienne a rejeté une demande de la presse étrangère d’accéder librement à l’enclave, invoquant le risque d’une mise en danger des forces de Tsahal par les reporters qui signaleraient leurs positions. Depuis le début de l’offensive, les rares incursions de journalistes occidentaux se font au compte-gouttes, en coup de vent, quelques dizaines de minutes maximum, sous escorte bien gardée de l’armée israélienne. Impossible de circuler seul, de poser des questions, de s’informer. Seule la correspondante américaine de CNN Clarissa Ward a fait exception en s’infiltrant quelques heures dans l’enclave, mi-décembre, avec une équipe médicale émiratie.
Un véritable trou noir de l’information
L’ultime source d’information provient donc des journalistes locaux ou des blogueurs qui parviennent, au péril de leur vie, à transmettre des bribes de la réalité de leur quotidien. Ils travaillent pour la plupart pour des médias arabophones. Des images déchirantes d’enfants pleurant leurs parents, ou l’inverse, sont certes diffusées tous les jours sur certaines chaînes de télévision arabes ou sur les réseaux sociaux, mais elles ne sont vues que par un public concerné ou par un nombre limité de followers. Les journalistes locaux qui couvrent le terrain n’ont ni les moyens ni la crédibilité des médias internationaux indépendants. « Leurs conditions de travail sont horribles, explique Jonathan Dagher, responsable du bureau Moyen-Orient pour Reporters sans frontières (RSF). Ils dorment dans leur voiture ou sous des abris de fortune aux côtés d’un million d’autres déplacés. Ils manquent de nourriture et sont épuisés. » L’ONG dénonce la « stratégie délibérée » d’Israël visant à réduire au silence les reporters. Sur les 122 journalistes et professionnels des médias tués dans la bande de Gaza depuis le début de la guerre, au moins 25 l’ont été alors qu’ils étaient clairement identifiés par des vestes, des casques ou des véhicules portant la mention «presse». Des actes qui constituent des « crimes de guerre », selon le droit international, et qui ont contraint plusieurs professionnels à évacuer l’enclave. Hors du territoire, l’ampleur exacte du désastre humanitaire devient ainsi de plus en plus difficile à appréhender.
Un déséquilibre évident
D’autant que ces attaques et restrictions sont combinées à de fortes perturbations d’Internet, qui rendent extrêmement difficile le partage de données depuis le terrain. L’organisation « Access Now », spécialisée dans la défense des droits numériques, a recensé 18 coupures provoquées par Israël depuis le 7 octobre. La plus longue a duré une semaine (entre le 12 et le 19 janvier), plongeant la bande côtière dans un véritable trou noir de l’information. Une vingtaine de bureaux qui abritaient des médias ont par ailleurs été partiellement ou totalement détruits par l’armée israélienne. Comme l’ont été des centaines d’immeubles d’habitation, des hôpitaux, des bâtiments officiels. En dépit des affirmations du pouvoir israélien, les bombardements sont tout sauf ciblés et détruisent sans discrimination. « En raison du blocus d’internet, les reporters ont de plus en plus de mal à joindre leur rédaction ou à leur transmettre des informations. Il est devenu presque impossible d’être journaliste dans la bande de Gaza », regrette Jonathan Dagher. Pour briser ce black-out médiatique, certains ont réussi à se procurer des cartes SIM israéliennes sur le marché noir, ou se sont installés près des hôpitaux, sous de grandes tentes bleues transformées en espaces de travail, pour utiliser les rares générateurs électriques encore fonctionnels. Depuis peu, l’écrivaine égyptienne Mirna El Helbawi a lancé l’initiative « Connecting Gaza » pour permettre aux Gazaouis, notamment les journalistes et le personnel soignant, de se connecter aux réseaux de téléphonie israélien ou égyptien. Plus de 150 000 e-SIM ont ainsi été distribuées aux habitants depuis le 28 octobre.
La mise sous cloche de la bande de Gaza n’est pas le premier ni le seul exemple de terrain de conflit rendu inaccessible aux médias par un ou plusieurs belligérants. On peut citer parmi les conflits les plus récents les guerres en Syrie ou au Yémen, où les fermetures imposées par les pouvoirs tyranniques en place, combinées aux risques d’être pris en otage par des groupes terroristes, ont banni les journalistes. Mais le cas du black-out médiatique imposé par Israël en près de quatre mois de guerre totale contre Gaza pose différemment le problème. Non seulement parce qu’il s’agit d’un pays considéré comme démocratique, qui accueille à bras ouverts les journalistes sur son territoire depuis le 7 octobre et les encourage à couvrir toutes les horreurs dont ses citoyens – 1 160 tués dont une majorité de civils et 250 personnes prises en otage – ont été victimes lors du massacre du Hamas. Mais aussi parce que dans le même temps, les gouvernants israéliens, dont certains revendiquent le traitement des Palestiniens de Gaza comme des « animaux humains », cherchent délibérément à criminaliser une population victime en la privant du regard d’empathie du monde.
Ainsi, alors que les journalistes peuvent tout savoir, voir et raconter de la vie et des émotions des familles des victimes et des otages israéliens depuis le 7 octobre, ils n’ont aucun accès aux vies et aux émotions des familles des victimes des bombardements de Gaza. Ces milliers de vies restent des victimes désincarnées, réduites à un nombre froid, qui augmente jour après jour.
Avec le verrouillage de l’information instauré par Israël, comment rapporter la souffrance du peuple palestinien ? La question reste posée, les défis restent nombreux. La lutte pour une couverture équilibrée et équitable des événements tragiques qui se déroulent à Gaza se poursuit, malgré les efforts concertés pour empêcher toute visibilité. Il est crucial que les voix des Palestiniens ne soient pas étouffées et que la réalité de leur souffrance soit racontée au monde.
Sources :
– L’armée israélienne exécute trois “terroristes” dans un hôpital de Cisjordanie : “un refuge utilisé comme bouclier humain”
– La CIJ ordonne à Israël d’empêcher tout acte de génocide à Gaza : “Il y a une prise en compte très claire de la souffrance des Palestiniens”
– En Israël, un soutien toujours indéfectible à la guerre à Gaza : “Le 7 octobre est dans tous les esprits”