in

A Zarzis, les pêcheurs tunisiens en première ligne face aux naufrages de migrants

A Zarzis, les pêcheurs tunisiens en première ligne face aux naufrages de migrants


Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du « Monde Afrique » depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du « Monde Afrique ».

Des pêcheurs préparent leurs filets au port de Zarzis, en Tunisie, en mai 2019.

Dans le port de Zarzis, à la nuit tombée, une foule d’hommes attend avec anxiété le retour d’un chalutier. Celui de Chamseddine Bourassine, pêcheur bien connu de cette ville du sud-est de la Tunisie, car il sauve des migrants depuis des années. Un naufrage a eu lieu le 26 septembre ; et après plus de dix jours de recherches, 18 jeunes ainsi qu’un bébé de 1 an n’ont toujours pas été retrouvés. La majorité des disparus sont originaires de cette ville de près de 78 000 habitants située à la frontière avec la Libye et qui fut l’une des plaques tournantes des départs clandestins vers l’Europe pendant la révolution tunisienne, en 2011.

Plus d’une décennie plus tard, « harraga » tunisiens et subsahariens continuent de partir en masse depuis Zarzis. Sur fond de crise économique en Tunisie, le phénomène ne cesse d’augmenter et de nouveaux profils tentent désormais la traversée : des adolescents sur la trace de leurs aînés qui forment une diaspora soudée en France, des femmes qui tentent de rejoindre leur époux avec leurs enfants… Les départs sont aussi nombreux depuis les côtes libyennes, toutes proches.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Tous les rêves finissent ici » : en Tunisie, un jardin-cimetière pour les migrants morts en mer

Avec cette hémorragie, les drames se multiplient en mer. Les quelques dizaines de pêcheurs de la ville sont alors en première ligne, essayant comme ils peuvent d’aider lors des naufrages. Ce sont eux qui ont ramené pendant des années, avec la garde nationale, de nombreux corps de migrants subsahariens non identifiés. Zarzis a même désormais un cimetière dédié à ces morts inconnus.

« Les autorités nous regardent de haut »

Mardi 11 octobre, Chamseddine Bourassine finit par rentrer au port, épuisé, après une énième journée à chercher des cadavres, sans succès. « Nous sommes allés partout. Malheureusement, il est temps de faire face à la triste réalité pour ceux qui attendent encore : la plupart des corps ne sont plus là, il faut aller à la morgue ou sous le sable », lance-t-il à la foule.

Quelques heures plus tôt, la nouvelle a en effet couru que certains corps déjà repêchés avaient été enterrés sans identification préalable. Face à l’indignation des habitants, quatre dépouilles ont finalement été exhumées et une enquête légiste est en cours. L’armée a aussi aidé à ratisser les bords de plage pour trouver des cadavres qui auraient été charriés par l’eau et ensevelis dans le sable.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés En Tunisie, « partir clandestinement est désormais un projet collectif et assumé »

Mais pour les pêcheurs et de nombreux habitants solidaires des familles, ce cafouillage est celui de trop. Chamseddine Bourassine se sent déconsidéré malgré le travail bénévole qu’il accomplit avec ses collègues. « Nous nous mobilisons à chaque fois, pourtant les autorités nous regardent souvent de haut. Derrière nos vêtements sales et l’odeur de la mer, nous sommes dignes et méritons d’être mieux traités », réclame cet homme de 49 ans.

Lui et ses camarades se sont retrouvés directement confrontés à la problématique de la migration du fait de la localisation de leur zone de pêche, entre la zone libyenne de Zouara et les eaux proches de l’île italienne de Lampedusa, lieu de débarquement des bateaux clandestins. Depuis 2011, quand les gardes-côtes n’arrivent pas à temps, ce sont eux qui sauvent des vies.

Accusé d’être un passeur, Chamseddine Bourassine a été envoyé derrière les barreaux en Italie

C’est d’ailleurs ce qui a valu à Chamseddine Bourassine d’être arrêté en 2018 par les autorités italiennes : alors qu’il pêchait avec son équipage au large de Lampedusa, il avait aperçu un bateau de migrants qui chavirait et leur avait porté secours. Accusé d’être un passeur, il fut envoyé derrière les barreaux en Italie. Toute la ville de Zarzis s’était mobilisée pendant plus d’un mois pour qu’il soit innocenté et ramené en Tunisie.

Kit pharmaceutique et gilets de sauvetage

L’engagement de Chamseddine Bourassine n’est pas fortuit. Syndicaliste au sein de la profession depuis son adolescence, il a dû se mobiliser de longue date face aux problèmes que génère pour les pêcheurs la guerre civile en Libye : confiscation de bateau par les gardes-côtes libyens, risque de se faire tirer dessus par des trafiquants, le tout s’ajoutant au devoir moral de sauver des vies, une obligation du code de la mer.

Avec des confrères, il a fondé l’Association des marins pêcheurs, en 2014, pour mieux défendre leurs droits mais aussi sensibiliser les jeunes sur les risques de la migration irrégulière et les pousser à suivre des formations pour devenir pêcheurs. En 2015, des ONG l’ont formé, avec certains de ses pairs, aux techniques de sauvetage. Dans son chalutier, un kit pharmaceutique et des gilets de sauvetage sont désormais toujours présents. « Nous avons une stratégie rodée pour scanner la mer dès qu’il y a un naufrage, mais là ça devient trop de travail, même pour nous », confie-t-il.

Lire aussi « Cette traversée ne peut rapporter que la mort » : en Tunisie, les familles pleurent leurs « harraga »

La garde maritime, souvent débordée par les tentatives de départ, demande aux pêcheurs de l’appeler dès qu’ils trouvent un corps. « Mais parfois ils viennent trois heures après et nous, nous n’avons pas le droit d’y toucher », explique un pêcheur qui n’a pas souhaité donner son identité. Il dit avoir trouvé, avec d’autres, huit corps lundi et deux autres mardi : « Nous n’avons pas le choix, c’est notre devoir. J’ai moi-même été sauvé par des pêcheurs, une fois, quand j’étais en mer. C’est ma manière aujourd’hui de témoigner de ma gratitude. »

Mohamed Khouildi, un autre pêcheur qui a participé aux recherches des derniers jours, se qualifie d’« activiste de la mer » en plus de son métier. « On ne peut pas rester indifférent à ce phénomène migratoire. Ces gens qui partent en mer, c’est comme notre famille », estime-t-il, très affecté par le dernier naufrage. « C’est terrible, je n’ai jamais vu une telle hécatombe », dit-il, hanté par l’image des mères des disparus « qui attendent chaque jour au coucher du soleil, sur les docks ou sur la plage, qu’on rentre avec un corps ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En Tunisie, police et manifestants s’affrontent après la mort d’un jeune

En Tunisie, police et manifestants s’affrontent après la mort d’un jeune

Canadien: merci au gardien

Canadien: merci au gardien