La courbe de l’inégalité des richesses a connu deux pics dans les pays occidentaux, l’un à la fin du XIXe siècle, l’autre aujourd’hui. Dans les deux cas, on a assisté à la constitution de très grandes richesses familiales. Ce sont deux périodes de mondialisation qui ont permis à beaucoup d’entreprises d’atteindre des tailles impensables si elles s’étaient limitées à un périmètre national. De 1914 aux années 1990, la période est en revanche beaucoup moins favorable : le commerce international est restreint, les marchés des capitaux aussi. Malgré les revers économiques et les guerres, on assiste à la création de beaucoup de fortunes de taille moyenne. Celles-ci demeurent, mais depuis trois décennies elles sont distancées par la croissance des très grosses fortunes.
Pour posséder de grandes fortunes, il faut être propriétaire de parts dans de grandes entreprises. La mondialisation a bien sûr joué un rôle primordial pour cela, mais pas seulement. En particulier, les taux d’intérêt dans ces deux périodes sont arrivés à des minima séculaires. Pendant ces quarante dernières années, le coût du capital a eu tendance à baisser. Les économistes affirment que cette baisse favorise les moins riches, parce qu’ils peuvent ainsi emprunter à moindre coût. Mais elle a d’autres conséquences, qui ont plus à voir avec les inégalités… entre riches.
D’un côté, ceux qui détiennent un actif rare et ont besoin de capital pour le faire fructifier. Appelons-les des entrepreneurs. De l’autre, les investisseurs et épargnants qui veulent placer leur argent. La part des revenus de l’entreprise qui doit rétribuer les prêteurs varie selon le taux d’intérêt, c’est-à-dire selon le coût de l’emprunt. Quand le coût du capital est bas, la part des revenus restant à l’entrepreneur est plus grande, et quand le coût du capital est élevé cette part est moindre.
Si l’entrepreneur choisit, pour investir, de vendre une part de l’entreprise – sous forme d’actions – plutôt que de soustraire des revenus la même somme, des taux faibles élèvent la valeur financière de l’entreprise. L’entrepreneur devra donc vendre moins d’actions, et il lui en restera une plus grande part. C’est ce phénomène qui explique en grande partie la constitution de très grandes fortunes dans les technologies. Les Jeff Bezos et autres Elon Musk peuvent construire de grandes entreprises mondiales tout en en conservant de très grandes parts, et bien souvent tout le contrôle.
Agir à très grande échelle
On pourrait penser que ce lien entre coût du capital et inégalités est un phénomène d’outre-Atlantique lié aux nouvelles technologies, et qu’il ne concerne donc pas l’Europe. Il n’en est rien. Tout individu qui possède une part importante d’une entreprise bénéficie de taux d’intérêt bas quand l’entreprise lève des fonds pour grandir – même si cette entreprise est « traditionnelle » et orientée vers l’économie du luxe (François Pinault, Bernard Arnault…). Les actionnaires principaux de ces entreprises profitent tout autant que ceux du high-tech de la possibilité d’agir à très grande échelle avec une clientèle mondiale, des sites de production dispersés et un coût du capital très faible.
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