Les Algériens connaissent des fins de mois de plus en plus difficiles, entre dettes et privations. Mais l’année prochaine, ils devraient voir leurs charges allégées, puisque les autorités annoncent une amélioration des revenus des salariés, retraités et chômeurs, durement frappés par la flambée des produits de grande consommation et les pénuries, qui ne fléchissent pas. Et ce en dépit du durcissement des peines contre les spéculateurs qui peuvent aller jusqu’à la prison à la perpétuité. Les choses se sont précisées le 14 novembre quand le chef de l’État, Abdelmadjid Tebboune, a chargé le gouvernement, lors du conseil des ministres, de plancher sur une hausse des salaires à partir de janvier 2023.
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Dans le quartier populaire de Bab el-Oued, la nouvelle est toutefois accueillie avec beaucoup de scepticisme. « Ça dépend à quelle hauteur. Si c’est 1 000 ou 800 dinars comme d’habitude, qu’ils se la gardent cette revalorisation », rétorque Zahia, 70 ans, rencontrée au marché. Femme au foyer, la septuagénaire a du mal à boucler ses fins du mois avec les 20 000 dinars (environ 150 euros) de reversion de la pension de retraite de son mari décédé. « Que mettre dans ma marmite pour nourrir six ventres avec ce maigre budget mensuel ? », se plaint-elle.
Les fruits et légumes hors de prix
Autour d’elle, de nombreux clients scrutent les prix, les comparent chez plusieurs commerçants, et partent avec de petites quantités à chaque achat. Pomme de terre et oignon 100 dinars le kilo, tomate 70 dinars, mandarine entre 250 et 350 dinars, selon la qualité, pomme et poire 400 dinars… Les fruits et légumes sont hors de portée des petites bourses. Et les habitués de ce marché réputé le moins cher d’Alger ont, comme Zahia, renoncé depuis longtemps à remplir leurs couffins. La détérioration du pouvoir d’achat des Algériens est aussi fortement ressentie par les commerçants, qui ont du mal à écouler leur marchandise.
« Les tomates et les pommes de terre étaient autrefois à la portée de tous. Frites-omelette était le plat le plus économique des familles nombreuses. Avec le prix actuel de la patate, il faut compter au moins 500 dinars pour assurer un seul repas pour quatre membres d’une famille », déplore de son côté un vendeur de légumes. Chez le boucher Errahma du marché des Trois Horloges, on s’arrache les carcasses de poulet pour aromatiser les plats de lentilles et de haricots. « Avant, j’aimais manger des crevettes. Depuis que leur prix a grimpé jusqu’à 2 500 dinars le kilo, j’en ai oublié même le goût », ironise un vieil homme.
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Pour amortir l’effet de l’inflation sur les ménages, plusieurs mesures ont été prises ces dernières années par le gouvernement, dont une augmentation de 14 à 16 % des salaires, une hausse de 2 à 10 % des pensions de retraite et une allocation de 13 000 dinars (environ 94 euros) par mois pour les chômeurs. Les salaires égaux ou inférieurs à 30 000 dinars ont été ainsi exonérés de l’impôt sur le revenu global, permettant un gain allant de 800 à 3 600 dinars sur le net. Le salaire national minimum garanti est, quant à lui, passé de 18 000 à 20 000 dinars en avril 2021, avec effet rétroactif à compter du 1er juin 2020.
Revalorisations en série et exemptions fiscales
Les deux mesures ont nécessité la mobilisation d’une enveloppe budgétaire de 400 milliards de dinars par an, à laquelle s’additionnent 145 milliards de dinars annuels pour le financement de l’allocation chômage des primo-demandeurs d’emploi. Puis l’exécutif a rendu publique une nouvelle grille de salaires pour la fonction publique étendue aux primes et indemnités. Selon la direction générale du Budget au ministère des Finances, la revalorisation représenterait entre 5 600 et 10 000 dinars (moins de 50 euros).
Des efforts réguliers qui n’ont pas pour autant absorber la tendance haussière des prix des produits de grande consommation. Il est donc peu probable que l’augmentation des revenus annoncée pour 2023 change fondamentalement la donne. En 2014 déjà, le Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique avait, à l’issue d’une enquête sur le pouvoir d’achat, estimé le salaire minimum susceptible de couvrir les besoins essentiels d’une famille de cinq personnes à plus de 60 000 dinars.
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Une étude menée par le Syndicat algérien des travailleurs de l’éducation et de la formation soutient, elle, qu’en vingt-cinq ans, le pouvoir d’achat des Algériens a baissé de 60 %. Les cadres de l’organisation syndicale ont, pour arriver à ce chiffre, dressé un bilan comparatif des prix et des salaires de 1995 à 2021. « Les salaires d’avant permettaient de vivre mieux que maintenant », concluent-ils.
« Il faut agir sur l’inflation, pas sur les salaires »
« Les augmentations de salaires qui ont eu lieu ces dernières années n’ont pas pu améliorer le pouvoir d’achat. C’est une mauvaise solution pour un vrai problème. Au lieu d’agir sur le dénominateur qui est l’inflation, on cherche des solutions de facilité en augmentant le salaire minimum », explique à Jeune Afrique le statisticien et économiste Mohamed Yaziz Boumghar.
Si dans les rues algéroises, ils sont de plus en plus nombreux à faire les poubelles à la recherche de restes comestibles, il n’existe pas pour autant de statistiques pour quantifier le niveau de pauvreté et le coût de la vie. « Après soixante ans d’indépendance, il est difficile d’accepter ce genre d’insuffisances dans l’appareil statistique. En l’absence de ces deux indicateurs ad hoc et réguliers, on ne peut évaluer la situation qu’en analysant l’évolution des salaires réels déclarés », regrette Mohamed Yaziz Boumghar. L’information sur les salaires provient, selon lui, de deux sources : la comptabilité nationale et les enquêtes sur les salaires conduites par l’Office national des statistiques (ONS).
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« La comptabilité nationale nous permet de savoir à qui a profité la création de richesse supplémentaire sur une longue période. Ce que les économistes appellent le partage de la valeur ajoutée. Si l’on raisonne sur les vingt dernières années (2000-2021), sur 100 dinars de richesse créée, 10 dinars ont rémunéré l’action de l’État sous forme d’impôt, 14 dinars le salarié et 67 dinars les chefs d’entreprise », analyse le statisticien.
Développement du travail à domicile
Outre le panier alimentaire, la facture d’électricité, les dépenses de soins et de vêtements pèsent aussi de plus en plus lourd sur le budget des familles. « Face à des situations de forte inflation comme celle que l’on vit actuellement, la première réaction et d’ajuster sa consommation et de se procurer d’autres sources de revenus en pratiquant un supplément d’activités rémunérées pour tenir le coup. C’est ainsi qu’on a vu se développer les travaux à domicile pour la gent féminine et des activités de service à domicile (tâcherons) », poursuit Mohamed Yaziz Boumghar.
À mesure que la crise économique se prolonge, les Algériens ont aussi fini par se priver de certains plaisirs : confiseries, produits cosmétiques d’importation, sorties au restaurant et les vacances. Pour réduire ses dépenses, Nabila, cadre dans une société de marketing, a renoncé à sa passion du shopping. « Je ne peux plus rien me payer et cela me déprime beaucoup », confie-t-elle.
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La conjoncture favorable aux exportations d’hydrocarbures, tant par la quantité que par les cours, explique l’économiste Brahim Guendouzi, donne « une marge de manœuvre appréciable à l’exécutif en vue de garder intacts les équilibres économiques et sociaux, fragilisés par la tension inflationniste qui s’est manifestée dès 2021, conséquemment aux retombées de la pandémie ». Aussi s’attend-il au maintien de l’effort financier consacré par l’État aux couches sociales fragiles et moyennes. Les habitants du quartier défavorisé de Bab el-Oued redoutent, eux, une année 2023 encore plus difficile, avec un nouveau cap de sacrifices.