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Abibatou Traoré Kemgné ne s’en cache pas : elle s’intéresse « aux problèmes personnels et familiaux des communautés africaines immigrées en France ». Après Sidagamie (1998), premier livre au titre éloquent mettant en scène une famille polygame confrontée au sida, l’autrice franco-sénégalaise continue de creuser le sillon de l’intimité avec L’Homme de la maison, son troisième roman, dans lequel elle aborde la question du couple dans l’immigration et la duplicité à laquelle peut conduire l’image qu’on tient à donner à ceux qu’on a laissés au pays.
Seul garçon de sa fratrie, Doudou vit à Dakar et occupe depuis l’enfance une place privilégiée dans le cœur de sa mère, devenue veuve très tôt. Il incarne « l’homme de la maison », autrement dit le responsable de la famille, alors même que, contrairement à ses sœurs, il ne contribue à aucune des charges de la communauté. Devenu bachelier, Doudou pousse de la voix quelque temps au sein d’une formation musicale, jusqu’au jour où son groupe est miraculeusement invité en Espagne. Sans réfléchir plus avant, les jeunes musiciens saisissent l’occasion pour émigrer en France, s’imaginant déjà faire fortune à Paris :
« Une fois débarqués, le petit groupe s’était évaporé dans la nature […] “Ne revenez surtout pas ! Ne revenez jamais !” Voilà ce qu’on leur avait rabâché au pays, en guise d’au revoir. “Restez là-bas ou vous le regretterez tout le restant de vos jours ! Envoyez-nous vite de l’oseille !” »
Double visage
Mais pour Doudou, la réalité de la vie quotidienne dans la capitale française s’avère un choc d’autant plus grand qu’il n’a jamais véritablement appris à s’assumer. Le hasard de sa rencontre avec Rosalia, une étudiante italienne, va lui permettre d’éluder ce problème. Les deux amoureux s’installent rapidement sous le même toit, Rosalia pourvoyant aux besoins du couple dès ses premiers salaires, tandis que Doudou vivote à ses côtés dans l’attente d’un producteur improbable.
Cette insouciance prend fin le jour où sa compagne lui impose des vacances à Dakar. Rejetée par sa propre famille en raison de son union, Rosalia espère être adoptée par la celle de son compagnon et veut en outre éclaircir les soupçons qui l’habitent. Elle va découvrir le double visage de Doudou, empêtré depuis longtemps dans la fiction qu’il entretient à son égard comme envers les siens : « Il allait devoir l’affronter, rendre des comptes en la regardant dans les yeux. Il avait passé tant d’heures sur ce même banc à auréoler sa vie parisienne de vérités approximatives, qu’il ne pouvait pas empêcher son estomac de se nouer. » L’heure de vérité approche…
Pour la romancière, le personnage de Doudou est tout autant responsable que victime de ce qui lui arrive
Sous les dehors premiers d’une intrigue sentimentale, Abibatou Traoré Kemgné parvient à surprendre les lecteurs en déjouant les lois du genre. En effet, si elle prend Doudou pour protagoniste, elle n’en fait pas un héros mais souligne au contraire sa médiocrité et sa veulerie. L’autrice fait graviter autour du couple Doudou-Rosalia tout une galerie de personnages dont les destins entrelacés dans une structure chorale font passer le livre de la romance à la comédie dramatique et à la fresque sociale.
Dès lors, il ne s’agit plus seulement d’évoquer les affaires de cœur des uns et des autres, mais de comprendre à quel point les problématiques rencontrées par les Africains « de l’extérieur » – de la vulnérabilité administrative à la fragilité économique, en passant par les difficultés d’intégration dans une société prompte à raciser les individus – influencent les comportements, les choix de vie et l’expression des sentiments. « Doudou porte un costume trop grand et pesant pour lui », explique l’autrice, pour qui le personnage est tout autant responsable que victime de ce qui lui arrive.
Bilan amer
La dénonciation féministe est pourtant perceptible dans cet Homme de la maison où ce sont les femmes qui, chapitre après chapitre, démontrent le plus leur capacité à rechercher la vérité face à des hommes qui, au contraire, manquent singulièrement de courage et de sincérité. Quitte à aboutir au drame. « Quand on se cherche trop longtemps, on oublie pourquoi on a quitté le pays », fait froidement remarquer Rosalia à Doudou, obligeant ce dernier à un bilan amer des années écoulées.
« Il réalisait qu’il restait un homme tristement ordinaire, un individu lambda qui ne pouvait s’affranchir éternellement de ses responsabilités. Il avait pourtant déjà tenté de faire comme les autres, mais pendant qu’il perdait ses journées à se frotter à des métiers qu’il jugeait inadéquats, à travailler avec des immigrés analphabètes et des Français incultes, il avait eu le sentiment de s’éparpiller. Ses rêves lui avaient échappé. »
Le livre d’Abibatou Traoré Kemgné aurait sans doute gagné à être encore plus incarné et porté par un style plus marqué, mais en osant fouiller dans le linge sale des manquements et de la petitesse au sein des familles d’immigrés, l’autrice impose son propos aux lecteurs. Il s’agit d’en finir avec le piège des convenances pour faire le choix d’une véritable prise de responsabilité.
L’Homme de la maison, d’Abibatou Traoré Kemgné, éd. Présence africaine, 224 pages, 13 euros.