A tout juste 25 ans, Adjata Kamara ne partage pas vraiment les mêmes centres d’intérêt que la majorité des jeunes de sa génération. Sa « passion », ce sont les pourritures qui se développent sur certaines cultures. C’est d’ailleurs devenu une « obsession », dit celle qui dédie ses journées – y compris le week-end – à comprendre l’origine de ces champignons destructeurs et à développer des biopesticides pour les combattre.
Une persévérance qui a fini par payer. Le 8 novembre, son nom figurait sur la liste des vingt lauréates du prix Jeunes Talents d’Afrique subsaharienne pour les femmes et la science remis par la Fondation L’Oréal et l’Unesco. Seule Ivoirienne récompensée cette année, la doctorante en agriculture durable, biodiversité et changement climatique, ne boude pas son plaisir : « Ce n’est que le début d’une longue aventure, mais ça montre que tous les sacrifices des années passées ont servi à quelque chose », confie-t-elle.
« Je voulais comprendre »
Car, malgré son jeune âge, Adjata Kamara s’intéresse aux cultures vivrières et aux maux qui les rongent depuis près de quinze ans. Durant son enfance, à Bondoukou, dans le nord-est de la Côte d’Ivoire, elle voit son père, jeune retraité d’une entreprise publique, entretenir la dizaine d’hectares familiale de manguiers et d’anacardiers. Mais, à chaque saison, ce dernier se morfond à la vue des taches noires qui apparaissent sur les feuilles et les fruits de ses plantations et qui l’obligent à se débarrasser d’importantes quantités de sa production.
A l’époque, le père et ses amis planteurs blâment la chaleur et les faibles pluies, mais aucun argument ne convainc véritablement Adjata Kamara : « Les gens inventaient des causes, mais moi je voulais comprendre ce qui se cachait derrière ce phénomène », explique-t-elle. C’est à ce moment-là que celle qui est la dernière d’une fratrie de seize développe une curiosité pour les sciences naturelles. Douée, repérée par ses professeurs, elle saute une classe et file à Abidjan, la capitale économique ivoirienne, où elle opte, au collège puis au lycée, pour des cours de chimie, de biologie et de géologie.
Le bac en poche, elle débute une licence en physiologie végétale et phytopathologie à l’université Félix-Houphouët-Boigny (UFHB), à Abidjan. En master, elle découvre l’anthracnose, la maladie fongible la plus répandue dans les plantations de manguiers. Si cela lui permet de prodiguer des conseils à son père dans la gestion phytosanitaire de son verger, elle se rend compte que la mangue, au même titre que le riz, le piment et le cacao – au programme de son cursus – sont des cultures largement étudiées et connues des chercheurs et des agronomes.
Elle décide alors de s’intéresser à l’igname, dont Bondoukou est l’épicentre de la production et de la commercialisation au niveau national. « Je m’aperçois au début de ma thèse qu’il y a très peu de travaux sur la pourriture de l’igname alors même que la conservation de cette culture avait beaucoup diminué les années précédentes », explique-t-elle.
Désastre méconnu
Sous la direction de ses professeurs au Pôle scientifique et d’innovation de l’UFHB, elle réalise que la récolte des tubercules « cause des blessures aux boutures qui sont les portes d’entrée de ces micro-organismes destructeurs ». Et les premières victimes de cette pourriture précoce ne sont pas les producteurs, mais les revendeurs qui stockent les tubercules en magasin. Elle mène une enquête auprès d’eux et découvre que, « sur une tonne d’igname, entre 200 kg et 400 kg pourrissent du fait des champignons ». Un désastre méconnu dans le troisième pays producteur – 7,65 tonnes en 2020 selon l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) – après le Nigeria et le Bénin, et qui, depuis plusieurs années, exporte une partie de sa production vers ses voisins septentrionaux maliens et burkinabés. En Côte d’Ivoire, cette racine riche en amidon et très appréciée se consomme en bouillie, grillée, en frites ou en foutou, une pâte fabriquée à partir de farine d’igname.
Par ses travaux, Adjata Kamara parvient à faire un lien entre la vulnérabilité récente des tubercules et « l’appauvrissement des sols causé par l’utilisation de produits chimiques ». Pour elle, la solution doit être « bio et naturelle », et ce, d’autant plus que la « durabilité devient nécessaire quand on sait que ces maladies émergentes sont des effets du changement climatique », précise-t-elle. Au sein de son laboratoire de Bingerville, elle développe des biopesticides – à usage préventif – fabriqués à partir d’extraits de plantes. Elle obtient très vite, in vitro et in vivo des « résultats satisfaisants », aujourd’hui en cours d’homologation. Si elle n’a pas une âme d’entrepreneuse, elle espère toutefois que ses solutions bio seront « le plus vite possible sur le marché ou au moins accessibles aux planteurs et aux revendeurs ».
Grâce à sa bourse de 10 000 euros reçus avec son prix, Adjata Kamara va poursuivre, en parallèle de sa thèse, ses tests in vitro de biopesticides à base de champignons bénéfiques et de bactéries cette fois. Elle va aussi prendre des cours d’anglais en accéléré pour préparer le stage qu’elle effectuera en 2023 dans un institut de recherche au Royaume-Uni. Pour continuer de rendre hommage à sa ville et à son pays, elle compte bien emmener dans ses valises des tubercules d’igname.
Dossier réalisé en partenariat avec la Fondation L’Oréal.