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Avec ses maisons en torchis et son temple en bois orné d’un crucifix, Brobo ressemble à un village de brousse ordinaire du centre de la Côte d’Ivoire. Mais à la lisière des champs d’aubergines, de manioc et de maïs, de minuscules abris en bois recouverts de bâches noires attirent le regard. A l’intérieur, sur des nattes, des hommes et des femmes se tiennent assis ou allongés. La plupart sont libres de leur mouvement, certains enchaînés par les chevilles. Le lieu est insalubre. Ici, la seule chose qui compte, « c’est la prière qui soigne », aime à répéter Jérémie, une bible à la main.
Celui qui se fait appeler « prophète » ou « pasteur » a ouvert ce « centre de prière, de délivrance et de guérison » en 1999. Situé à trente kilomètres de Bouaké, la deuxième plus grande ville du pays, il accueille des personnes souffrant de maladies mentales et d’épilepsie. Aucun médicament n’est prescrit, il suffit de s’en remettre à Dieu. Une méthode imparable assure son promoteur, en faisant la liste des dons et des cadeaux que lui ont adressée d’anciens patients aujourd’hui « guéris », en guise de remerciement.
Les familles doivent s’acquitter d’un droit d’entrée de 8 000 francs CFA (quelque 12 euros), auxquels s’ajoutent d’autres « dons ». Les patients, eux, doivent travailler au champ pour produire la nourriture qu’ils consomment ou que le pasteur vend au marché. Les malades peuvent rester dans le camp quelques jours ou plusieurs années. Certains sont là depuis l’ouverture. « Il n’y a que Dieu qui peut décider de la date de sortie », justifie le pasteur Jérémie. A la fois chef de village, guide spirituel, responsable financier, celui qui se présente comme un « appelé de Dieu » a longtemps ignoré la médecine conventionnelle. Il doit aujourd’hui composer avec.
Depuis dix-huit mois, les malades de Brobo reçoivent régulièrement la visite du professeur Asseman Médard Koua et de ses équipes. Directeur de l’hôpital psychiatrique de Bouaké, le médecin a créé en 2019 Samentacom, un programme de santé mentale communautaire, soutenu par la fondation allemande Mindful Change.
L’objectif des soignants est simple : identifier les malades des camps, poser un diagnostic sur leurs souffrances, prodiguer des soins aux cas les plus problématiques et, surtout, convaincre les « pasteurs » de transférer leurs ouailles vers des centres de santé primaires où le professeur Koua et ses équipes ont formé des médecins généralistes et des infirmiers à la prise en charge de patients psychiatriques.
« Prendre en compte la dimension spirituelle »
En tant que psychiatre, Asseman Médard Koua ne reconnaît aucune efficacité thérapeutique aux « traitements » dispensés par Jérémie. Mais ils « ont une légitimité sociologique et communautaire incontestable qu’il serait contre-productif d’occulter, justifie le médecin. On ne peut pas soigner une maladie, a fortiori mentale, sans prendre en compte la dimension spirituelle ». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles ces « camps de guérison » ne désemplissent pas, en dépit des nombreux abus qui y sont commis – violences physiques et sexuelles, privation de nourriture, enchaînement et isolement dans la durée, racket.
Dans une cartographie inédite réalisée en 2020, les équipes de l’hôpital psychiatrique de Bouaké ont recensé 541 « structures non conventionnelles en santé mentale » à travers toute la Côte d’Ivoire. La plupart sont de nature religieuse : à 60 % d’obédience évangéliste et à 6 % d’obédience islamique. Les autres, environ un tiers, s’apparentent à des services de médecine traditionnelle ou à vocation phytothérapeutique.
Face à ces centres qui accueillent entre une dizaine et une centaine de personnes chacun, seules 35 structures conventionnelles de soins psychiatriques existent pour 26,4 millions d’habitants. Un delta qui a poussé Asseman Médard Koua à « réconcilier ces deux univers de soins a priori antagonistes ».
En ville comme à la campagne, ces structures non conventionnelles sont le premier recours des familles qui s’offrent, en y plaçant leur proche malade, un répit social et financier. Un constat qui justifie, selon Nicolas Koffi Kouadio, une structuration de la collaboration entre les centres de santé de proximité et les camps de prière, ces derniers étant « une porte d’entrée vers les malades et leur communauté ».
Pour cet agent de santé communautaire qui fait la navette entre les deux types de structures, la « réinsertion » du patient au sein de sa communauté est le principal défi de la prise en charge de la santé mentale. Or, le passage dans une structure psychiatrique conventionnelle – comme l’hôpital – reste très stigmatisant pour les malades, à l’inverse du séjour au camp de prière ou au centre de soin de santé de proximité dans lequel les gens se rendent pour traiter un cas de paludisme ou des maux d’estomac.
« Ça ne sert à rien de faire la guerre à ces camps de prière, car c’est le malade qui en sortira perdant, estime Nicolas Koffi Kouadio. Il faut de la psychiatrie de proximité qui respecte tous les acteurs de la santé mentale. » L’objectif, à terme, est de tendre vers des hôpitaux communautaires avec des équipes mobiles en santé mentale. Un déploiement qui implique de dépasser certaines résistances, psychiatres et pasteurs se montrant parfois réticents à l’idée de perdre une partie de leur autorité.
Régulièrement épinglés par les associations qui leur reprochent de malmener les malades et de se rendre coupable d’atteintes aux droits de l’homme, les camps de prière sont néanmoins de plus en plus surveillés. En mars 2020, le pasteur Jérémie a même reçu une convocation judiciaire. En raison de la pandémie mondiale, celle-ci a « disparu », précise-t-il. S’il y voit un « miracle » exaucé « grâce à la prière », la crainte de voir les autorités fermer son camp le pousse désormais à faire bonne figure et à collaborer avec les équipes du programme de santé mentale communautaire.
Sommaire de notre série « L’Afrique en thérapie »
Dépression, schizophrénie, troubles bipolaires… Les maladies mentales restent les parentes pauvres des politiques de santé publique en Afrique. Les Etats du continent ne consacrent, en moyenne, à leur prise en charge que 0,46 dollar par habitant, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande aux pays à faible revenu d’y dédier au moins 2 dollars. Un sous-investissement aggravé par le tabou qui pèse toujours sur la « folie » dans de nombreux pays d’Afrique.