Plusieurs grandes villes françaises, parmi lesquelles Paris, Lyon et Marseille, ont décidé de ne pas installer d’écran géant pour diffuser les rencontres de la Coupe du monde de football au Qatar. Si les municipalités avancent principalement un boycott politique, d’autres justifient leur décision par la nécessité de faire des économies dans un contexte de crise énergétique. Des observateurs dénoncent une certaine hypocrisie des villes brandissant l’argument des droits de l’Homme.
Les villes françaises, fers de lance du mouvement de boycott de la Coupe du monde au Qatar ? À un mois et demi du coup d’envoi de la plus importante compétition de football au monde (20 novembre – 18 décembre), la liste des communes refusant de mettre en place des fan-zones et des retransmissions sur écran géant ne cesse de s’allonger. Si beaucoup avancent un boycott politique, d’autres municipalités parlent de décisions avant tout économiques.
Depuis l’attribution de l’organisation au Qatar en 2010, la tenue de la compétition dans l’État du Golfe est l’objet de nombreuses critiques, nourries par l’impact écologique de l’événement et les nombreuses violations des droits humains lors de la construction des stades. Officiellement, trois morts ont été recensés, mais l’Organisation internationale du travail (OIT) a fait état de 50 travailleurs décédés – immigrés pour la plupart –, dans des accidents du travail dans l’émirat en 2020. Son rapport décompte 500 blessés gravement, un bilan qui, selon l’OIT, pourrait être plus lourd, en raison de lacunes du système de recensement des accidents. The Guardian l’établit à 6 5000 victimes.
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Strasbourg, Rodez puis Lille ont lancé le mouvement
Le mouvement de boycott a commencé timidement en France. Le 26 septembre, c’est presque du bout des lèvres que la maire de Strasbourg Jeanne Barseghian (gauche) avait indiqué qu’elle n’avait pas « prévu de projections publiques » pour l’événement, avant d’argumenter cette décision dans un entretien à la télévision locale : « Impossible pour nous de ne pas entendre les nombreuses alertes des ONG qui dénoncent les abus et l’exploitation des travailleurs immigrés. » Le maire de Rodez, Christian Teyssèdre (proche LREM), lui emboîte le pas quatre jours plus tard.
C’est cependant un tweet de Martine Aubry, le 1er octobre, qui va véritablement lancer le mouvement français. « Nous ne diffuserons aucun match sur écran géant », dénonçant un « non-sens au regard des droits humains, de l’environnement et du sport », annonce alors la maire PS de Lille.
A l’unanimité, le Conseil Municipal de #Lille a voté ce soir une déclaration désapprouvant la tenue de la Coupe du Monde de football au Qatar, qui est un non-sens au regard des droits humains, de l’environnement et du sport. Nous ne diffuserons aucun match sur écran géant.
— Martine Aubry (@MartineAubry) September 30, 2022
Depuis, plusieurs maires de grandes villes, toutes couleurs politiques confondues – Marseille, Lyon, Bordeaux, Reims, Nancy, Saint-Étienne, Rodez ou encore Toulouse – ont annoncé, pour des raisons similaires, renoncer aux festivités de ce Mondial, quelles que soient les performances des Bleus.
« Il n’est pas possible avec de telles conditions – 6500 morts, des gens qui travaillent en semi-esclavage, des stades climatisés, des rotations permanentes d’avions […] il n’est pas possible de considérer cet événement comme n’importe quel autre événement », explique Jean-François Debat, maire de Bourg-en-Bresse (PS), déjà coauteur en 2019 d’une tribune dans le Monde « La France ne doit pas aller au Qatar ».
« Le principal argument évoqué par la majorité des mairies, c’est que le Qatar est un pays ne respectant pas les droits de l’Homme et dont les constructions en vue du Mondial ont généré des morts. On se dit également qu’écologiquement, c’est un problème », relève Louis-Marie Valin, membre de l’observatoire du Sport Business. « Cependant, ces critères politiques et économiques sont moins recevables que l’argument économique à mon sens. On sait depuis longtemps que la Coupe du monde aura lieu là-bas et on ne se prononce qu’au dernier moment en surfant sur un buzz. »
« Si le problème, c’est le Qatar, arrêtons de discuter avec eux le reste de l’année », avance l’expert de l’écosystème footballistique.
L’exercice d’équilibriste de Paris
Un exemple illustre bien la dichotomie entre le discours sur le football et les autres liens avec le Qatar : celui de la ville de Paris, qui a également encouragé le boycott de l’événement : « Pour nous, il n’a pas été question d’installer des zones de diffusion des matches pour plusieurs raisons : la première, c’est les conditions de l’organisation de cette Coupe du monde, tant sur l’aspect environnemental que social ; la seconde, c’est la temporalité, le fait que ça ait lieu au mois de décembre », a annoncé à l’AFP l’adjoint chargé du Sport, Pierre Rabadan, pour qui « ce modèle de grands événements va à l’encontre de ce que [Paris] souhaite organiser ».
Cependant, cette volonté de boycott repose sur un périlleux exercice d’équilibriste. En effet, le principal club de la capitale, le PSG, bat pavillon qatari depuis 2011. Alors que la maire, Anne Hidalgo, est régulièrement présente dans « le panier », la tribune VIP du PSG, son adjoint écologiste, David Belliard, « regrette » et dénonce désormais le fait que le club ait pour actionnaire principal l’État gazier du Golfe.
« Nous ne pouvons plus continuer de travailler avec des États qui vont à l’encontre des politiques que nous sommes en train de mener », estime-t-il.
Des convertis de la dernière heure à la mairie de Paris ? Il paraît hypocrite de taper désormais sur la main qui a tant nourri la capitale française. En effet, la France est le deuxième pays dans lequel le Qatar investit le plus en Europe, derrière le Royaume-Uni. Et Paris est au centre de ces investissements : les agences de développement économique et d’innovation respective de Paris et du Qatar ont noué un partenariat qu’Anne Hidalgo se disait, en 2016, « fière de parrainer », tandis que le riche État du Golfe finance les magasins Printemps, l’hôtel Royal Monceau ou encore de l’Hyatt Regency Paris Étoile.
« Les hommes politiques aujourd’hui entretiennent de multiples rapports avec le Qatar. L’économie française est soutenue par le Qatar, il y a des échanges, notamment culturels et commerciaux, entre les deux États. C’est ironique de se dire que cette partie économique, on la garde, mais qu’il y a un vrai problème avec le football. C’est faire porter au football une part importante et injuste », note Louis-Marie Valin. « Les spectateurs du football seront les premiers sanctionnés par ce mouvement. Les politiques et les industriels ne sont pas concernés par ce boycott des villes. En revanche, le supporter de base ne va pas pouvoir vivre la Coupe avec ses amis s’il le voulait. »
« Démagogie » ?
« Il faut également souligner que ce boycott n’est en réalité pas destiné au Qatar. On tente de faire croire qu’on fait passer un message aux Qataris alors que le destinataire du message est interne. Il y a une vrai hypocrisie autour de ça », décrypte Louis-Marie Valin.
Nice, Cannes et Perpignan gardent la porte ouverte à un changement d’avis selon les résultats de l’équipe de France. À Dijon, le maire François Rebsamen va plus loin et dénonce carrément une hypocrisie de ses collègues maires : ‘C’est au moment du choix du pays organisateur qu’il fallait émettre les plus vives protestations' », commente-t-il.
L’édile pointe du doigt « la démagogie » qui « fait son apparition » à quelques semaines du coup d’envoi du Mondial. « Curieusement, aucune voix ne s’est élevée en 2018, lors du Mondial en Russie, alors même que l’armée de Poutine avait annexé la Crimée. »
Le coût des fan-zones, un argument de poids ?
À Angers, ce n’est pas l’argument politique qui est avancé, mais bien celui de la sobriété énergétique en vue d’un hiver qui s’annonce difficile. « Nous n’aurons aucune installation d’écrans de retransmission sur l’espace public pour les matches de la prochaine Coupe du Monde de football. Dans le contexte actuel, chacun doit participer à l’effort national de sobriété », écrit ainsi Charles Diers, l’adjoint aux sports de la ville.
Dans la ville d’origine de Christophe Béchu, actuel ministre de la Transition écologique, la décision a le mérite d’être en phase avec le plan de sobriété présenté jeudi 6 octobre par Élisabeth Borne.
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Du côté de Poitiers et d’Angoulême, on joue cartes sur table. Charles Reverchon-Billot, adjoint à la maire de Poitiers en charge des espaces publics, affirme que la décision était prise il y a un an au moment d’arbitrages budgétaires. Ne pas diffuser les trois matches de l’équipe de France devrait permettre à la municipalité d’économiser 70 000 euros, assure-t-il dans un entretien à La Nouvelle République. « Cela nous semblait incongru de prendre le risque de ce type de dépense alors que l’on cherche en ce moment à faire des économies pour absorber la hausse du coût de l’énergie », explique également à France Bleu Xavier Bonnefont, le maire d’Angoulême. À Millau, la ville a pris cette décision pour favoriser les retombées économiques pour les cafetiers et propriétaires de bars.
« Au moment où on demande aux Français de faire des efforts, au moment où les mairies n’ont pas forcément les moyens, l’argument économique est audible. D’autant que la Coupe du monde a lieu en hiver, une période où les spectateurs seront sans doute moins enclins à sortir pour les matches », note Louis-Marie Valin. « Le problème, c’est que beaucoup de mairies n’assument pas l’argument économique et se cache derrière un soi-disant message politique. »
Reste que dans le secteur de l’événementiel, ces prises de décision en cascade inquiètent les prestataires, comme le relève L’Équipe : » Nous avons eu beaucoup moins de demandes cette année en raison de la saison, mais pas d’annulation », observe Bastien Bernard, responsable marketing digital de PLF Events. « En automne, on ne s’attendait pas à une grosse activité, mais là on se retrouve pris au piège. Les municipalités vont craindre de se faire mal voir si elles diffusent les matches et ça va faire boule de neige », s’inquiète Laurent Chantoin, directeur de l’entreprise Plug & Play, en Seine-et-Marne.
En Europe, des décisions similaires
Au-delà du débat français, les fan-zones ont également moins la cote en Europe. Ainsi, à Berlin, les supporters seront privés du fameux « fan mile », la fan-zone de la porte de Brandebourg, véritable institution depuis la Coupe du monde 2006, organisée en Allemagne. La société organisatrice fait valoir l’impossibilité d’organiser l’événement en raison de la concomitance des marchés de Noël et les « incertitudes » liées au Covid-19.
Malgré les ambitions débordantes de la Belgique, aucune commune de l’agglomération bruxelloise ne diffusera les matches de la compétition, relève La Libre Belgique. Plusieurs bourgmestres mettent en avant le faible nombre de supporters attendus compte tenu des températures, tout en évoquant la crise énergétique et climatique ainsi que le non-respect des droits humains au Qatar.