Depuis septembre dernier et les accords sur les négociations salariales dans la fonction publique, le gouvernement tunisien et l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) semblaient avoir trouvé un terrain d’entente – ou plutôt un canal de discussion – sur les questions économiques et sociales.
Une coopération utile pour éclaircir les positions des uns et des autres, à l’heure où le pays vit un véritable changement de système politique, négocie un accord avec le Fonds monétaire international (FMI) et affronte une crise socio-économique aiguë.
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Mais l’embellie fut de courte durée. Car si la centrale syndicale a apprécié d’être invitée à une réunion, le 29 novembre, sur la restructuration des établissements publics, avec notamment à l’ordre du jour l’examen de la gouvernance générale et interne, la gestion des ressources humaines et la réforme financière, sa délégation, qui s’est présentée à Dar Dhiafa, lieu des grandes réunions du gouvernement, a rapidement déchanté en constatant qu’aucun membre de l’exécutif n’était présent, sans que personne ait pris la peine de lui annoncer un report ou une annulation.
Vexations à répétition
Un impair perçu comme un signe de mépris par la direction de l’UGTT, devenue très chatouilleuse dans ses rapports avec la Kasbah. Une goutte d’eau qui a fait déborder le vase des ressentiments ; l’UGTT, qui désormais menace de s’activer sur le terrain, annonce un grand discours pour ce samedi 3 décembre.
En cause, plusieurs vexations dont une mise à l’écart graduelle des instances nationales depuis la prise en main du pouvoir par le président de la République, Kaïs Saïed, en juillet 2021 et la désignation du gouvernement Bouden en octobre 2021.
Au fil des mois, les corps intermédiaires n’avaient plus d’espace d’action ni de raison d’être. « Même pas deux mois après sa nomination, la cheffe de la primature, Najla Bouden, a émis la circulaire numéro 20 qui visait à couper l’UGTT de tout contact ou négociation sectorielle. Toute rencontre ou discussion était soumise à son autorisation », rappelle un syndicaliste.
Une initiative jugée offensante par l’UGTT, qui a opéré un recul stratégique et attendu le moment propice pour donner de la voix. Il aura fallu attendre les dernières négociations, en octobre, sur la majoration du Smig pour que Najla Bouden suspende cette circulaire.
Du soutien critique à l’antagonisme
L’accord avec le FMI, qui attend l’approbation du conseil d’administration du bailleur de fonds international vers la mi-décembre, est une autre grande pomme de discorde entre l’UGTT et gouvernement. La centrale, qui avait apporté un « soutien critique » au coup de frein donné par le président Kaïs Saïed à la gabegie qui prévalait dans la sphère politique et dans la gouvernance, pensait accompagner un projet centré sur plus de justice et d’équité sociale. « Nous pensions que la gestion d’étape se ferait selon une approche participative, en préservant les libertés publiques et privées, le droit syndical, les droits économiques et sociaux », précise un membre du bureau exécutif.
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Cela n’a pas été le cas, au contraire : la centrale dérange par son franc-parler, d’autant qu’elle demeure, malgré les crises, un bastion de la société civile qui a son mot à dire dans les affaires internes du pays, du moins celles qui concernent le monde du travail et l’économie.
Et sa voix reste entendue à l’échelle internationale du fait de son prix Nobel de la paix en 2015. Malgré ce poids et ses quelque 100 000 adhérents, elle n’a pourtant été qu’« invitée à participer en simple figurant à la commission consultative pour l’élaboration de la Constitution », rappelle Nabil Hajji, leader du Courant démocrate (Attayar).
« Le gouvernement pense que les brimades vont servir de diversion aux questions sur le FMI, c’est bien mal connaître l’UGTT », relève un membre du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Pour certains, les syndicalistes ont eu l’impression d’avoir été manipulés : leur retour en grâce aurait été utile pour convaincre l’institution de Bretton Woods que tout allait pour le mieux entre l’exécutif et les organisations de salariés.
Histoire de donner l’image d’un pays traversant une mauvaise passe économique, certes, mais qui avance soudé. Le hic, c’est que l’UGTT aurait dû être consultée pour les négociations avec le FMI, mais cela n’a pas été vraiment le cas.
En tout état de cause, elle réclame aujourd’hui de connaître les conditions auxquelles sera soumise la Tunisie pour l’obtention d’un prêt de 1,9 milliard de dollars sur neuf tranches.
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Pour l’UGTT, qui a consenti à ne revendiquer aucune augmentation des salaires sur les trois prochaines années, la dégradation de la situation socio-économique est assez alarmante pour s’interroger sur ce que va représenter un éventuel appui du FMI, son apport et son impact au vu des réformes contraignantes qu’il impose.
« L’UGTT ne s’oppose pas au principe d’un accord entre la Tunisie et le FMI, mais elle rejette l’idée qu’il se fasse au détriment de la subsistance du peuple », souligne le secrétaire général adjoint de l’UGTT, Samir Cheffi.
Mystérieux cabinet français
La centrale, qui a toujours été mêlée à la vie politique depuis sa création et sa participation à la lutte nationale et à la construction d’un État moderne, pose tout haut les questions que plus personne n’ose poser par crainte de s’exposer.
Adoptant un rôle de vigie, elle dénonce aussi l’omerta de l’exécutif et assure que la Kasbah traite avec un cabinet français du sort des entreprises publiques qui grèvent les équilibres financiers de l’État.
« Nous refusons le retour à la colonisation à travers la porte des choix économiques. Ils ont donné le dossier des établissements publics à un cabinet français, nos intérêts sont aux mains des Français. Le gouvernement manipule le peuple, la compensation a déjà été levée, les prix des carburants ont augmenté et donc ceux des denrées de base », fustige le secrétaire général de la centrale, Noureddine Taboubi, outré que les réformes soient mises en place sans ménagement ni aménagement, et sans réelle certitude quant au décaissement du fameux prêt.
« C’est terrible que la Tunisie, après tout ce qui a été accompli, soit obligée à de tels compromis pour s’en sortir financièrement », confie un ancien ministre, qui craint, comme Samir Cheffi, une explosion sociale difficile à endiguer malgré tout l’entregent de l’UGTT. Une crainte que partage le patronat au vu de la très forte pression fiscale prévue dans la loi de finances 2023.