Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du « Monde Afrique » depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du « Monde Afrique ».
Au loin, les lumières des côtes de la presqu’île du Cap-Vert scintillent sur l’horizon noir. Le Aline Sitoé Diatta approche du continent. En passerelle, le commandant Abdoulaye Sarr, son second et une partie de l’équipage sont sur le qui-vive. Toutes sortes de navires croisent au large : tankers, porte-conteneurs, bateaux de pêche… Des géants et des coques de noix.
Le ferry battant pavillon sénégalais franchit la passe d’entrée du port de Dakar et se dirige vers son môle, le numéro 1. Les ordres fusent : « Arrière à 50 mètres », « Merci stoppez », « Propre à gauche », « Envoyez les amarres ». Il est 5 h 30 du matin. Après 16 heures de navigation sans encombre depuis Ziguinchor, la grande ville de Casamance, dans le sud du Sénégal, le Aline Sitoé Diatta est à quai.
Au cours de la traversée, au large des côtes gambiennes, le bateau a laissé sur tribord, à 7 miles nautiques (13 km) de sa route, l’épave du Joola, qui se retourna le 26 septembre 2002, emportant avec lui près de 2 000 personnes. Le navire gît toujours par une quinzaine de mètres de profondeur.
Depuis 2008, c’est le Aline Sitoé Diatta qui assure la liaison Dakar-Ziguinchor au rythme de deux rotations hebdomadaires. Avec une mission : contribuer au désenclavement de la province du sud du Sénégal, en partie coupée du reste du pays par la Gambie. Et un impératif : tout mettre en œuvre pour que la tragédie du Joola ne se répète jamais.
Construit en 2006 et 2007 aux chantiers navals de Berne (Allemagne), le navire de 76 mètres de long et 15 mètres de large est géré par le Consortium sénégalais d’activités maritimes (Cosama), né en 2008 de la volonté de l’Etat de prendre en main depuis le naufrage du Joola tout ce qui concerne la sécurité en termes de transport de passagers sur la liaison.
« Le Cosama est détenu par des privés – le groupe Maritalia et un homme d’affaires sénégalais – et l’Etat. On peut le considérer comme étant une société privée à participation publique majoritaire », précise Abdou Salam Kane, directeur d’exploitation au sein du Cosama.
Plus de pagaille comme au temps du Joola
Alors que Le Joola était conçu pour acheminer 580 personnes, il en accueillait plus du triple le jour de la catastrophe. Aujourd’hui, même si le Aline Sitoé Diatta est plein à chaque traversée, le système informatique dédié au transport de personnes se bloque dès que la capacité maximale est atteinte, soit 486 passagers. Il en est de même pour le fret, permettant ainsi à l’équipage de calculer la stabilité du navire. Un logiciel prévoit le poids des réservoirs de gasoil et d’eau douce, et les sept ballasts sont remplis en fonction du poids du fret et du nombre de passagers.
Dès lors, plus de pagaille lors de l’embarquement comme au temps du Joola. Au guichet de la gare maritime de Ziguinchor, les candidats au voyage doivent présenter leurs tickets, nominatifs et dotés d’un QR code. L’embarquement peut commencer dans le calme. Dans l’immense garage du navire, véhicules et fret sont chargés en bon ordre. Le Aline Sitoé Diatta appareille.
Les hommes de quart veillent en passerelle, jumelles à portée de main pour certains et regards braqués sur les écrans radar pour d’autres. Car lors de la navigation sur le fleuve Casamance – 70 kilomètres avant de rejoindre l’océan –, le ferry croise de nombreuses pirogues à balanciers de pêcheurs et les courants peuvent être forts.
Le navire est localisé en permanence et un point radio est fait toutes les deux heures avec Dakar. Abdoulaye Sarr effectue la traversée depuis 2008. D’abord lieutenant puis second capitaine, il est désormais l’un des commandants du Aline Sitoé Diatta, qui compte au total 42 membres d’équipage. « Aujourd’hui, le fleuve bénéficie d’un important balisage avec 108 bouées au total, contre à peine une quarantaine auparavant », explique-t-il. Une aide précieuse à la navigation dont ne bénéficiait pas Le Joola.
Une héroïne casamançaise
Après une escale à l’île de Karabane dotée désormais d’un ponton et d’un quai, près de l’embouchure de la Casamance, le franchissement de la passe du fleuve a aussi été amélioré. « Avant 2016, l’embouchure était très compliquée avec de faibles profondeurs, des contournements très serrés à cause des bancs de sable et un chenal très étroit. L’Etat a donc ordonné un dragage complet », souligne le commandant Sarr.
Contrôlé chaque année par une société de classification internationale, DNV GL, le ferry est également mis en cale sèche pendant près d’un mois tous les ans pour une révision des moteurs, des équipements techniques et de sécurité. Les œuvres vives, c’est-à-dire toutes les parties immergées, sont inspectées, carénées et repeintes.
Lorsque le Cosama s’est vu confier la mission de gérer la ligne, un calcul a été effectué afin de fixer une tarification. Mais les prix des billets étaient beaucoup trop élevés. « Cette ligne assure la continuité territoriale, en participant au désenclavement [de la Casamance] par voie maritime. C’est donc l’Etat qui a fixé unilatéralement les tarifs et paie la différence sous forme de compensations financières à la compagnie, de l’ordre de 57 % par billet, pour arriver à l’équilibre. Cette ligne est devenue en quelque sorte sociale », détaille M. Kane. Ainsi, il en coûte de 5 000 à 26 500 francs CFA (de 7 à 40 euros) aux passagers sénégalais pour effectuer la traversée, en fonction du niveau de confort choisi (fauteuils ou cabines).
Le bateau doit son nom à une héroïne casamançaise. Résistante à la colonisation française, Aline Sittoé Diatta prônait la désobéissance civile, l’égalité des sexes, le refus du travail forcé, de l’impôt et de l’enrôlement, de force, dans l’armée du colonisateur. Les Français l’arrêtent, la jugent et la déportent en 1943 dans un bagne à Tombouctou (Mali), où elle meurt victime de mauvais traitements en 1944, à l’âge de 24 ans.
Aujourd’hui, le ferry fait le plein de voyageurs à chaque rotation. Au vu du succès de la fréquentation de la ligne, deux navires-jumeaux, le Diambogne et l’Aguene, ont été à leur tour mis en service fin 2014. D’une capacité de 200 passagers et 450 tonnes de fret chacun, ils assurent également deux rotations hebdomadaires entre Dakar et Ziguinchor.
Les passagers les moins rassurés peuvent toujours compter sur la présence de deux infirmiers à bord. « On peut gérer des crises d’anxiété, d’angoisse ou de panique lorsque la mer bouge trop, précise Pape Diop, infirmier sur la ligne depuis 2015. On les installe alors à l’infirmerie pour discuter avec eux, les calmer, leur donner si nécessaire un sédatif. »
L’ambiance est plutôt sereine à bord du ferry, notamment au restaurant. Au bar, installé à la poupe du navire sur le quatrième pont, une sono diffuse surtout du mbalax à un volume qui oblige les clients à crier leurs commandes de boissons. D’autres discutent accoudés au garde-corps face au sillage blanc éclairé par la lune. Visiblement peu gênés par la musique et une légère houle, quelques passagers dorment sur les bancs en plein air. Certains, à leur réveil, d’arriver à bon port.
Sommaire de la série « Les 20 ans du naufrage du “Joola” »
Le 26 septembre 2002, le ferry sénégalais Le Joola, qui reliait la ville de Ziguinchor (sud) à Dakar, sombrait au large de la Gambie, emportant avec lui près de 2 000 passagers, hommes, femmes et enfants. Le drame, l’un des plus meurtriers de l’histoire maritime civile, laissa exsangue une région, la Casamance, dont étaient originaires la majorité des victimes, traumatisa durablement un pays, le Sénégal, et bouleversa tout un continent.
Malgré la ténacité des survivants – une soixantaine – et des familles de victimes, aucune procédure ne permit d’identifier les responsables du naufrage, résultat d’une accumulation d’erreurs humaines et techniques. Vingt ans après la catastrophe, Le Monde Afrique est allé à la rencontre de ceux qui continuent de vivre dans leur chair cet événement et se battent pour qu’il soit inscrit dans la mémoire collective.