L’Iran est ouvertement accusé par les Occidentaux de vendre à la Russie ses drones voire ses missiles, des allégations parfois prouvées, parfois spéculatives, mais qui renvoient à une stratégie conforme en bien des points aux intérêts de Téhéran.
Déjà lourdement sanctionnée par la communauté internationale pour son programme nucléaire, violemment critiquée pour la répression de manifestations, la République islamique se défend de soutenir Moscou. Le rapprochement bilatéral semble pour autant concret.
Les accusations
Kiev affirmait la semaine dernière qu’environ 400 drones iraniens avaient déjà été utilisés contre sa population civile et ses infrastructures majeures, ajoutant que Moscou en avait commandé 2.000. Et le chef de la diplomatie ukrainienne, Dmytro Kouleba, a demandé à son homologue iranien d’arrêter « immédiatement » de fournir des armes à Moscou.
Les Etats membres de l’UE ont pour leur part pris mi-octobre des sanctions contre trois Iraniens, ainsi qu’une entité, accusés des mêmes faits. Mardi, la Maison Blanche s’est dite par ailleurs « préoccupée » par d’éventuelles livraisons de missiles sol-sol iraniens à Moscou. « Nous ne l’avons pas vu se confirmer jusqu’ici, mais cela reste une préoccupation », a ajouté John Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité nationale.
Certaines accusations sont soutenues par l’opposition iranienne. Le mouvement des Moudjahidines du Peuple (MEK), honni par Téhéran, affirme ainsi que les cargaisons de drones partent chaque semaine d’une base du corps des gardiens de la Révolution, armée idéologique de l’Iran, « par des avions cargos militaires russes ».
Ils sont notamment fabriqués, selon un communiqué envoyé à l’AFP, dans des usines de l’Association iranienne de l’aviation et des industries de l’espace (IASIA), que le MEK accuse de « contourner les sanctions et d’importer des technologies interdites ». Affirmations non vérifiées par l’AFP. Mais les drones iraniens ont à l’évidence permis à Moscou de retrouver une dynamique militaire qui appartenait depuis fin août aux seuls Ukrainiens.
Contreparties militaires
Les analystes occidentaux rappellent l’ancienneté de leur coopération militaire. Depuis 2016, les deux pays « ont discuté d’une modernisation majeure de l’arsenal conventionnel iranien », explique à l’AFP Colin Clarke, directeur de recherche du Soufan Group, institut privé de renseignement et de sécurité américain.
Aucun accord n’a été scellé depuis, sinon quelques batteries anti-aériennes S-300 russes cédées à l’Iran en vertu de leur fonction uniquement défensive. Et vu les immenses besoins russes en armes actuellement, un accord rapide « semble incertain », estime l’expert. En septembre, des médias russes citaient pourtant l’agence de presse iranienne Borna News, selon laquelle Téhéran envisageait l’achat d’avions de chasse Sukhoi-35. Rien de surprenant, au regard du nombre d’accidents déplorés dans une flotte datant d’avant la révolution islamique de 1979.
« L’armée iranienne est dans un état pathétique », résume Pierre Razoux, directeur académique de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES). Ayant pour partie connu la guerre Iran-Irak, « ce sont des matériels de guerre qui ont en moyenne 50 ans. Tout ce qui est matériel classique est hors d’âge ».
L’armée iranienne doit donc se moderniser mais est éreintée par les sanctions. « Le système, c’est de faire du troc », ajoute-t-il: drones contre chasseurs, avec à chaque fois une formation ad hoc.
Messages forts
Au-delà de la possible acquisition de Sukhoi, Téhéran a beaucoup à gagner à déployer ses armes en Ukraine. Après les avoir disséminées via les groupes armés alliés au Moyen-Orient, elle trouve dans le théâtre ukrainien un banc d’essai unique. « C’est une excellente publicité » pour des clients potentiels, constate Eric Brewer, directeur de l’ONG Nuclear Threat Initiative (NTI). « Quel meilleur argument que de démontrer vos capacités dans une vraie guerre ? »
L’Iran saisit de surcroît l’opportunité de la guerre en Ukraine pour « frapper l’Occident dans son arrière-cour ». Et rappelle « aux Etats-Unis, à Israël et aux pays du Golfe ce qu’il pourrait faire s’ils venaient à le frapper. Cela renforce la dissuasion de Téhéran de façon visible ».
Rapprochement prudent
Enfin, l’Iran entreprend un rapprochement opportuniste avec Moscou au moment où l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (dit JCPOA) est moribond et écarte pour longtemps une levée des sanctions américaines. « Il n’y a pas de doutes que les industries aériennes de l’Iran et de la Russie vont se rapprocher, un processus que la guerre a accéléré », assure à l’AFP Ivan Klyszcz, chercheur pour l’Institut de politique étrangère de Tallinn, en Estonie.
« Aucun des deux pays n’a d’espoir d’acquérir de la technologie en Occident – y compris en Turquie – et il y a des limites à ce que la Chine peut offrir », ajoute-t-il. Les officiers à Téhéran défendent ouvertement la robustesse de l’armement russe, confirme Pierre Razoux. Reste le risque pour les Iraniens de trop dépendre de Moscou. « Ils détestent mettre tous leurs œufs dans le même panier », prévient-il. « Ils comprennent que Moscou peut perdre (la guerre) et ne voudront pas être du côté du perdant ».
De quoi fragiliser cette prudente convergence des intérêts stratégiques bilatéraux.