Deux mois de bras de fer, d’intox et d’écran noir. Le 4 novembre, TF1 a mis fin à la brouille sur son contrat de distribution avec Canal+, qui avait coupé le signal de ses chaînes aux abonnés, les privant de TF1, TMC, TFX, TF1 Séries Films et LCI. La paix a été signée avant le début de la Coupe du monde de foot, pari stratégique pour les deux clans. Mais la guerre a fait des dégâts: à l’heure du 20-heures, des téléspectateurs sont partis sur France 2, sans garantie de retour. En octobre, la part d’audience du groupe a perdu 2 points, à 25,6 %.
Sans parler du manque à gagner publicitaire: si TF1 jure que celui-ci est nul sur les moins de 50 ans, cible chérie des annonceurs, son chiffre d’affaires hors pub digitale, plombé aussi par la crise, a chuté de 9 % au troisième trimestre, à 328 millions d’euros. Ouf? La trêve, aux détails secrets, signe la fin d’une rentrée agitée pour TF1. L’automne s’annonçait pourtant flamboyant, avec des rendez-vous inédits, des franchises bien rodées (Mask Singer,Star Academy…) et 28 des plus belles affiches du Mondial au Qatar. TF1 s’apprêtait surtout à épouser M6 pour former un duo qui pèserait enfin en Europe. Mais après dix-huit mois de contorsions devant l’Autorité de la concurrence et 17 millions de frais d’avocats pour TF1, le duo a jeté l’éponge.
Délinéarisation
TF1 doit réinventer sa vie en solo. Une mission confiée, une semaine après la rupture, à Rodolphe Belmer, patron rompu aux médias, récemment parti d’Atos. « Je le connais depuis des années. Dès qu’il a fallu trouver un plan B à la fusion, j’ai pensé à lui, assure Gilles Pélisson, DG depuis 2016. En septembre, j’ai voulu vite passer la main pour que TF1 ne connaisse pas de trou d’air et reste en mouvement autour d’un nouveau projet. » Sacré directeur général fin octobre, Rodolphe Belmer deviendra PDG en février 2023. Sa feuille de route est tracée par l’actionnaire: « Bâtir une plate-forme qui mène vers la télé délinéarisée, adaptée aux nouveaux usages, tout en maintenant nos revenus et en restant français », édicte le directeur général de Bouygues Olivier Roussat. Rien que ça! François Godard, analyste au sein du cabinet Enders, décode: « L’enjeu consiste à muer sans perdre sa suprématie publicitaire, liée au linéaire. La télé reste le média le plus puissant pour bâtir une marque. »
Plateformisation
Rodolphe Belmer pourra s’appuyer sur plusieurs acquis. Malgré l’érosion de la durée d’écoute individuelle – 3h16 à fin septembre, vingt minutes de moins qu’il y a un an -, TF1 reste leader et un ovni en Europe. L’an dernier, il a raflé 70 % des meilleures audiences. « Gilles Pélisson a su développer des antennes complémentaires, tel TMC, avec des têtes d’affiche comme Yann Barthès », salue un rival tenace. Avec Ara Aprikian, directeur des programmes, TF1 est aussi monté en gamme. Moins de séries américaines, plus de fait-maison pour un public familial: ainsi Les Combattantes, fiction avec Audrey Fleurot – déjà la star d’HPI, aux scores record. TF1 investit 170 millions par an dans la fiction tricolore. L’occasion de doper son expertise et ses revenus dans la production.
Depuis 2018, le groupe détient 100 % de Newen Studios, qui ne cesse de grossir à l’étranger, par acquisition – elle vient de racheter Anagram en Scandinavie – ou vente de droits. « Avec la globalisation, la quête de contenus locaux, cela fait sens d’être un studio européen », jure son patron Romain Bessi. Newen a vendu HPI dans 105 pays. Apple lui a commandé sa première série française, Liaison, un des plus gros budgets européens pour une plateforme – jusqu’à 10 millions l’épisode. « Un partage de la valeur qui permet aussi de partager le risque financier », pointe l’analyste François Godard.
Incursions
Gestion pécuniaire qui tombe à pic: durant l’ère Pélisson, TF1 a baissé le coût de sa grille (985 millions) pour doper sa rentabilité: 14 % de marge opérationnelle en 2021, contre 11 % en 2019. Encore loin de celle de M6, à 25 %. De là à en déduire qu’il faudra encore tailler, casser des silos… Rodolphe Belmer le sait, la plateformisation, nouveau barbarisme et mantra du secteur, exige de l’argent et de l’agilité. Les incursions de TF1 dans le digital sont laborieuses, voire ratées. Le pôle Unify (Aufeminin, Marmiton…) – plus de 400 millions d’investissement – a échoué comme outil de ciblage publicitaire. « Ils ont voulu faire du digital en se trompant de digital, tacle le même rival. Une affaire chère, vite dépassée, et sans synergies. » Unify a été revendu à Reworld. »
Le projet s’est révélé compliqué avec le changement de modèle économique des Gafa », admet Gilles Pélisson. Quant à Salto, plateforme commune à TF1, M6 et France Télévisions, les débuts sont aussi rudes. Avec 750 000 abonnés payants, dixit un protagoniste, l’entreprise est « dans son plan de vol », mais déficitaire. France Télévisions veut sortir et Rodolphe Belmer ne serait pas sûr de rester. Pour ne pas disperser ses moyens? Depuis 2018, TF1 investit gros sur MyTF1.fr, joue la convergence en ligne avec ses marques: avant-première, exclusivités…
Comme M6, elle a lancé MyTF1 Max, du streaming payant sans publicité. Sa régie joue aussi la convergence avec son offre « full vidéo », programmation et instruments de mesure idoines. TF1 va sur les réseaux sociaux: des séquences du Mondial seront sur TikTok. Et l’iconique Téléfoot sur YouTube et Facebook. Sur Snapchat, la régie a lancé du sponsoring sur la Star Academy. « Face à l’hyperchoix de contenus, le marketing et l’audience feront la différence, dit Alexandre Joux, économiste des médias. TF1 offre en trente secondes une visibilité qu’Internet met des jours à bâtir, avec des contenus qui circulent partout. Netflix et ses pairs n’ont pas cette force. »
Subvention
Selon Médiamétrie, TF1 compte 26 millions de spectateurs uniques sur MyTF1, contre 15 millions en 2018. Mais Netflix, qui réinvente aussi son modèle, en revendique 223 millions. « Faute d’investissement et de projet, TF1 finira en application qui payera pour être sur une plateforme », estime François Godard. Pour l’instant, Martin Bouygues est prêt à suivre: « Pas question de vendre. TF1, rentable, continuera à apporter du cash », professe Olivier Roussat. Gilles Pélisson abonde: « En amour, il y a des preuves d’amour. Et ça, c’est une très grosse preuve d’amour. »
Rodolphe Belmer prend les commandes
Rodolphe Belmer. Ancien numéro deux du groupe Canal+, il devait devenir le big boss avant que Vincent Bolloré, nouveau propriétaire, ne l’évince.
Télécoms, médias, international… Pour le directeur général de Bouygues Olivier Roussat, Rodolphe Belmer « coche toutes les cases » pour réinventer TF1. Le futur PDG, 53 ans, a dirigé Eutelsat. Avant, il a été numéro deux du groupe Canal+, dont il devait devenir le big boss avant que Vincent Bolloré, nouveau propriétaire, ne l’évince au profit de Maxime Saada. Séries Mania, conseillé Delphine Ernotte (France Télévisions) et été administrateur de Brut et de Netflix. De quoi (presque) faire oublier qu’il n’est pas, comme ses prédécesseurs, un « Bouygues boy »? A TF1, il retrouve des anciens de Canal+: Ara Aprikian, Romain Bessi, Thierry Thuillier… Pas inutile pour cet HEC au management réputé solitaire – avec Bolloré, au sein d’Atos, la greffe Belmer n’avait pas pris. « Dans un métier où il faut avoir des convictions, mais pas de rigidités, il est plus indépendantiste que collaborationniste », souffle un cador du PAF.