« Ainsi pleurent nos hommes », de Dominique Celis, Philippe Rey, 288 p., 20 €, numérique 14 €.
Des bières et des cigarettes. Par litres et par dizaines. L’héroïne d’Ainsi pleurent nos hommes fume et boit sans trêve. Fumer l’aide à respirer, explique Erika, tandis que l’alcool, le sexe et la rumba congolaise la transportent d’une aube à l’autre, créant une bulle de protection bien fragile contre la présence des anciens bourreaux, l’assaut des souvenirs et les éclairs de lucidité qui la frappent à chaque rencontre, à chaque coin du Rwanda. Son pays natal qu’elle a fui un an avant le génocide des Tutsi en 1994, où elle est revenue en 2013 et d’où elle écrit tout au long de l’année 2018 une quarantaine de lettres à sa sœur Lawurensiya, qui n’y a jamais remis les pieds.
Un quart de siècle après les faits, le Rwanda est un « cimetière en pleine explosion capitaliste », constate Erika dans la première missive, fustigeant l’exhortation générale à « passer à autre chose ». Impossible. Ses trois tantes ont été violées, mutilées et massacrées par leurs voisins hutu. Erika n’en finit pas de « métaboliser 94 ». Comme elle ressasse son amour « fou de Vincent ». Vincent, l’amant rencontré à Bruxelles dix ans plus tôt, dépossédé de tous les siens lors du génocide, a fini par se convaincre qu’il est trop écorché pour aimer et risquer de perdre à nouveau.
Pour dire cet état de vivre « le corps habité de cadavres », l’écrivaine Dominique Celis, née au Burundi d’une mère rwandaise et d’un père belge, a imaginé une prose crue et poétique. Elle est incantatoire quand elle tente d’atteindre une vérité intime : « J’essaye de me désembourber de mon chagrin Vincent et des vagins éclatants éclatés des Tatas,/ J’essaye d’interpréter la victoire rampante du génocide./ Cette chose, sans lieux, qui a eu lieu,/ Arrimée, telle une inscription, indiscernable,/ Dans les corps-objets, profanés./ J’essaye d’interpréter la victoire rampante du génocide derrière la survie. (…) Je veux dire, derrière tout ça,/ Sans issue,/ L’incapacité à se lier. »
Rires et reniflements
Erika s’est recomposé une famille, malgré tout. Avec ses deux colocataires, ainsi que Maman Colonel, Manzi, Tonton Damas et James, son frère de cœur, que la jeune femme retrouve quotidiennement pour un « apéro liturgique » au bar L’Eglise. Le style de Dominique Celis se fait alors vivant et pittoresque pour décrire leur gestuelle et leur bagou en français, en kinyarwanda et en lingala. Tonitruants sont leurs rires, bruyants sont les reniflements qui accompagnent leurs larmes, car « ainsi pleurent les hommes ». Elle, Erika, ne pleure pas. Même quand elle croise sœur Agatha, une petite religieuse « ronde joviale avec de grands yeux marron ».
Il vous reste 23.63% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.