Journée chargée pour les défenseurs de la presse. Mercredi après-midi, le site d’investigation Mediapart et le média en ligne Reflets.info sont convoqués au tribunal pour dénoncer une « atteinte inédite au droit d’informer ». Poursuivies dans des affaires distinctes, les deux publications dénoncent la « censure » dont elles ont été victimes après avoir été empêchées de diffuser le contenu d’une série d’articles : l’une sur le maire de Saint-Etienne, Gaël Perdriau ; l’autre sur l’activité d’une holding d’Altice (SFR, BFM, RMC), propriété de Patrick Drahi, au Luxembourg.
Deux affaires, une même censure
Le 18 novembre, le président du tribunal judiciaire de Paris avait interdit à Mediapart de publier « tout ou partie » de l’enregistrement sur lequel s’appuyait sur l’une de ses enquêtes. Dans une ordonnance rendue sans contradictoire, le tribunal avait estimé que cet enregistrement « illicite » pouvait porter « atteinte à la vie privée » du maire de Saint-Etienne en cas de publication.
Faisant écho à cette affaire, le site Reflets.info s’était vu lui aussi empêché de publier une série d’articles quelques semaines plus tôt. Au mois d’octobre, le média en ligne avait été assigné en référé devant le tribunal de Commerce de Nanterre par Altice. Le groupe de télécoms reprochait à Reflets de s’être procuré des informations issues d’un vol de données en ligne, dont rendait compte, en détails, le média en ligne. Bien que Reflets ne soit pas à l’origine du vol, le tribunal avait interdit au média de publier toute nouvelle information issue de cette fuite de données, au risque de « faire peser une menace » sur les activités d’Altice.
Curieux point commun à ces affaires : Mediapart et Reflets.info ont tous les deux vu leurs articles censurés avant même d’avoir publié leurs révélations en ligne. « Nous assistons à une dangereuse instrumentalisation du droit », s’indigne Antoine Champagne, le rédacteur en chef de Reflets.info. « Dans notre cas, nous avons été censurés pour des articles qui n’avaient pas encore été écrits et qui pourraient, selon ses avocats, causer un « dommage imminent » à Altice », précise-t-il. Mais la défense des deux médias invoque une autre anomalie dans ces décisions.
Les deux décisions reposent, en effet, sur « des dispositions particulières aux tribunaux de commerce », relève Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart. Par le biais de son avocat, Me Tordjman, Mediapart dénonce un « détournement » du code de procédure civile pour éviter de passer devant la 17e chambre correctionnelle, celle affectée à la presse. En conséquence, l’avocat de Mediapart avait aussitôt demandé le retrait de cette ordonnance le vendredi 25 novembre, lors d’une audition devant le juge des requêtes à Paris.
Secret des affaires
Le conseil d’Altice, Christophe Ingrain – qui défend également Gael Perdriau contre Mediapart – justifie le choix du tribunal de Commerce par l’application de la loi sur le « secret des affaires ». Le texte en question, qui offre le moyen aux entreprises de protéger leurs informations sensibles contre l’espionnage industriel, avait soulevé l’inquiétude de nombreux journalistes au moment de son adoption en 2018. Il n’avait encore jamais été invoqué dans une affaire de presse.
Cette » censure préalable » a soulevé l’indignation du Syndicat national des journalistes (SNJ) et de nombreuses sociétés de journalistes, dont celle de Challenges. Les deux médias contestent les ordonnances. Ils devraient être fixés mercredi sur la possibilité de publier leurs articles. Le site Reflets sera par ailleurs jugé sur le fond du dossier – l’utilisation de données volées – au tribunal de commerce le 15 décembre prochain. Une juridiction dont la spécialité n’est pas l’application du droit de la presse, rappellent ses journalistes.
