« Ça fait quoi d’aller au boulot le matin en sachant qu’on a 4 millions d’euros de prêts sur le dos ? » En guise de réponse, Yannick, éleveur de porcs dans les Côtes-d’Armor, offre un rire nerveux. Puis il dit : « J’ai pris le risque, donc j’assume. » Et de préciser : « Faut être capable d’assumer… » Comme beaucoup de ses confrères, Yannick a investi pour mettre ses infrastructures aux normes, agrandir son élevage, acheter de nouvelles terres. Sa banque l’a encouragé. L’Etat, indirectement, l’a encouragé. Sa coopérative l’a encouragé. Cette dernière, basée en Bretagne, est un mastodonte de taille mondiale.
Yannick possède des parts du capital de la « coop », mais ses marges de manœuvre vis-à-vis d’elle sont limitées. Il doit lui acheter ses porcelets, les aliments pour les engraisser et les services vétérinaires ad hoc. Interdiction d’aller voir ailleurs, sous peine de sanction. Lorsque Yannick ne peut pas régler ses achats rubis sur l’ongle, la « coop » lui octroie des facilités de paiement… moyennant des intérêts. Aux prêts de long terme, contractés auprès des banques, s’ajoutent donc des crédits de court terme. Les « ouvertures de crédit » (« OC », dans le jargon) s’empilent.
Chaque créancier prend des garanties. Qui s’accumulent, elles aussi. « La maison est hypothéquée, le cheptel est hypothéqué, les bâtiments sont hypothéqués », soupire Yannick. Comble de l’hypothèque : la coopérative a nanti les parts sociales de l’éleveur en échange d’un différé de paiement (avec intérêts) sur des livraisons d’aliments. S’il ne parvenait pas à régulariser sa situation, il pourrait perdre sa participation au capital de la « coop », fruit de plusieurs décennies de labeur. Ces fardeaux le hantent : « J’en suis à 100 % d’endettement. La “coop” paie mal, et c’est à l’éleveur de trouver les moyens de subvenir. Dans le même temps, les dirigeants se font mousser en achetant des filiales un peu partout… On nous dit : “Vous n’êtes pas contents ? Allez bloquer les supermarchés !” Mais pendant que je bloque des supermarchés, je ne fais pas mon boulot de paysan ! C’est un cercle vicieux. »
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Agriculture productiviste : la fracture bretonne
Ce « cercle » n’est pas « vicieux » pour tout le monde. La modernisation perpétuelle des exploitations et l’endettement chronique de leurs propriétaires ont fait prospérer des industries et services devenus des poids lourds de l’économie régionale : banques, firmes agrochimiques, coopératives, fabricants d’équipements en tout genre… Cet écosystème peut être comparé à un échafaudage dont les paysans constitueraient le soubassement. Depuis les années 1960, l’édifice n’a cessé de s’élever, faisant de la Bretagne le premier territoire agricole de France et l’un des principaux d’Europe. Mais cet essor s’est effectué, dans bien des cas, au détriment de l’équilibre économique et psychologique des paysans eux-mêmes. Au détriment, donc, des fondations de l’édifice, bien plus fragile qu’il n’y paraît.
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La crise dans l’agroalimentaire en France a mis en lumière la précarité des agriculteurs qui sont soumis à des pressions financières considérables. Les investissements dans l’industrie agricole, en particulier dans les élevages porcins, ont conduit de nombreux agriculteurs à prendre des prêts bancaires importants. Dans ce contexte, les coopératives agricoles ont un rôle décisif à jouer, en étant à la fois fournisseur de matières premières et aiguilleur de crédit pour les agriculteurs.
Yannick, éleveur de porcs dans les Côtes-d’Armor, a investi dans ses infrastructures pour mettre ses exploitations aux normes exigées. La banque, l’Etat et la coopérative agricole l’ont encouragé à prendre des crédits bancaires pour financer ses investissements. Mais maintenant il est confronté à une situation financière difficile. Il doit rembourser des crédits de long terme contractés auprès des banques, mais aussi des crédits de court terme octroyés par la coopérative agricole.
La coopérative agricole a également contrôlé la commercialisation des produits de Yannick. Elle a fixé le prix de vente de ses produits et lui a exigé de respecter les normes de qualité et de quantité requises. Par conséquent, les marges de manœuvre de Yannick sont limitées. De plus, sa participation au capital de la coopérative peut être mise en danger en cas d’insolvabilité. Il se sent piégé et hanté par ses dettes qui atteignent 4 millions d’euros.
Les agriculteurs sont la base de l’industrie agroalimentaire en France. Cependant, ils ont été pris au piège de l’endettement et de la précarité financière. Les coopératives agricoles ont joué un rôle décisif dans la précarisation des agriculteurs en contrôlant la production et la commercialisation de leurs produits, mais aussi en les endettant. Le modèle économique de l’agriculture française, qui repose sur une productivité intensive, a conduit à une situation économique et psychologique précaire pour les agriculteurs.