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dans les quartiers marginalisés de Khartoum, on ne se révolte pas, on survit

dans les quartiers marginalisés de Khartoum, on ne se révolte pas, on survit


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Des hommes jouent aux dominos dans le quartier de Jabarona, banlieue ouest de Khartoum, le 7 octobre 2022. « Les jeunes n’ont aucun avenir ici. Il ne faut pas s’étonner que certains tombent dans la délinquance », commente l’un d’eux.

Jabarona commence là où s’arrête le goudron. Le quartier est un enchevêtrement de ruelles de sable et de masures rectangulaires dont les murs de terre s’effritent sous les assauts du vent et de la pluie. A plus de 20 km du centre de Khartoum, Jabarona marque l’extrémité occidentale de la capitale du Soudan. Au-delà, passé quelques fermes décrépites, c’est le désert, à l’infini.

Au lever du soleil, des travailleurs journaliers s’agglutinent sur le bord de l’unique route en dur, espérant pouvoir grimper dans la benne d’un camion qui les convoiera sur les chantiers du ventre de Khartoum. Ces manutentionnaires et ouvriers ne peuvent pas se permettre d’emprunter les transports publics. Il faudrait prendre quatre bus différents, perdre une heure et demie entre bouchons et arrêts intempestifs et débourser environ 3 000 livres soudanaises (5,30 euros) pour un aller-retour. « C’est ce que tu peux espérer gagner en une journée. Avec ça, tu as à peine de quoi boire un thé et tu rentres chez toi les mains vides », déplore Ahmed, la cinquantaine, qui travaille dans le gros œuvre. Depuis un an, le tarif des tickets de bus a doublé, répercutant l’envolée des prix du carburant.

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Depuis le putsch du 25 octobre 2021 mené par le général Abdel Fattah Al-Bourhane, le Soudan s’enfonce dans une crise économique sans précédent. Le coup de force militaire a fait dérailler la transition démocratique amorcée à la chute d’Omar Al-Bachir, en avril 2019, et a douché les espoirs d’ouverture du pays après trente ans d’isolement. Au lendemain du coup d’Etat, le robinet des aides internationales s’est tari. Plus de 4,6 milliards de dollars prévus pour des projets dans l’énergie, l’agriculture, la santé et un programme de soutien aux familles les plus pauvres ont été gelés. Pour se financer, les autorités ont décidé d’augmenter les taxes tous azimuts. Une hausse des coûts qui s’ajoute à la flambée mondiale des prix alimentaires et de l’énergie provoquée par la guerre en Ukraine.

Une inflation à trois chiffres

Ce double fardeau fait ployer l’économie : des myriades de petites et moyennes entreprises ont mis la clé sous la porte et le pouvoir d’achat dégringole. Au moins 15 millions de Soudanais, soit un tiers de la population, sont touchés par la faim, selon le Programme alimentaire mondial (PAM) – le double des estimations de 2021. Et à Jabarona, le choc est ressenti encore plus durement qu’ailleurs.

Au moins 15 millions de Soudanais, soit un tiers de la population, sont touchés par la faim, selon le PAM

Yousif a dégoté un emploi de gardien dans une entreprise. Deux jours par semaine, il gagne 8 000 livres soudanaises. Un revenu presque inespéré mais insuffisant face à une inflation à trois chiffres (117 % en août). « C’est presque impossible en ce moment de trouver du boulot. La plupart du temps, on végète ici », admet-il. « Ici », c’est le terrain vague qui coupe le quartier en deux. Des gamins y jouent au foot, slalomant entre les charrettes des ferrailleurs. Dès le milieu d’après-midi, les hommes s’y retrouvent pour jouer aux dominos ou partager un verre d’« aragi », une liqueur trouble distillée à partir de dattes bouillies et souvent payée à crédit.

Dans le quartier, les femmes travaillent plus que les hommes. Certaines sont vendeuses de thé, de glaces, de fripes ou encore femmes de ménage. La plupart vivent de la production d’alcool local comme l’« aragi » ou la « marisa » (une boisson fermentée à base de sorgho), qu’elles préparent dans de grandes cuves en plastique. Au Soudan, depuis l’instauration de la charia en 1983, la vente et la consommation d’alcool sont pourtant interdites et l’ivresse manifeste punie de 40 coups de fouet.

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La junte a annoncé en août la création d’unités de « police communautaire » chargées de « lutter contre les crimes et les phénomènes négatifs ». Un vague mandat qui rappelle l’arsenal juridique déployé du temps du régime islamiste pour criminaliser les pratiques jugées « indécentes » et suspendu à la chute d’Omar Al-Bachir. Dans le sillage de cette annonce, le 19 septembre, une trentaine de véhicules chargés de policiers, d’agents des renseignements et de miliciens ont fait irruption dans la torpeur du quartier. Le petit souk de Jabarona a été mis à sac, incendié par endroits et noyé dans les gaz lacrymogènes.

« Ils m’ont rouée de coups »

« Ils ont dit qu’ils venaient pour nettoyer la zone des délinquants, mais ce qui s’est passé est une opération de vol en bande organisée ! », s’écrie Suzanna Shireen. Ce matin-là, six soldats ont défoncé la porte de sa maison et ont saisi le matériel de distillation entreposé dans la petite cour. Puis, à deux reprises, les hommes en uniforme sont revenus piller les lieux. Ils sont repartis avec 60 000 livres en liquide (plus de 100 euros) et une chaîne en or de treize grammes que la veuve gardait « en cas de coup dur ».

Suzanna Shireen se tient devant le mur de sa maison, à Jabarona, le 7 octobre 2022. Le 19 septembre, son domicile a été pillé par des hommes en uniforme lors d’une opération conjointe de la police, de l’armée et des Forces de soutien rapide.

« Ils ont même volé les fournitures scolaires des gamins, le costume et les chaussures de mon frère », s’indigne-t-elle désignant la paire de vieilles bottes militaires qu’un soldat a abandonnée sur le seuil de la porte en échange des souliers neufs. Toutes les maisons alentour ont subi le même sort. Certaines filles ont été agressées sexuellement devant leurs parents. « Je les ai coursés pour récupérer mes biens, ils m’ont rouée de coups. Ce pays marche à reculons », vocifère celle qui n’a désormais plus de quoi payer l’école pour ses enfants.

La police de l’Etat de Khartoum, qui n’a pas souhaité répondre aux sollicitations du Monde, communique régulièrement sur ces « campagnes conjointes ciblant les points chauds de la criminalité dans la capitale ». Elle y décrit les quartiers périphériques comme des « nids à criminels ».

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Les résidents du quartier sont originaires des monts Nouba, dans la province du Kordofan du Sud, à 700 km de route au sud de Khartoum. Comme près de la moitié de la population de la capitale (estimée à 6 millions d’habitants), ils ont fui les guerres civiles qui secouent les marges du pays depuis des décennies. Dans les venelles de poussière, chrétiens et musulmans se mélangent. Les églises côtoient les mosquées et les dialectes régionaux sont préférés à la langue arabe. Ce sont les habitants de ce bidonville qui lui ont donné son nom, « Jabarona » – « ils nous ont forcés », en arabe. « Forcés » à fuir, en 2013, les bombardements des Antonov de l’armée soudanaise dans le village d’Abu Kershola, d’où viennent la plupart d’entre eux.

« Ils volent l’argent du peuple »

« Nous avons toujours été marginalisés. Le régime d’Omar Al-Bachir a voulu nous arabiser et nous islamiser. Encore aujourd’hui, les autorités ne nous considèrent pas comme des citoyens. Pour eux, on est des Nouba et, parce qu’on vit dans ce bidonville, des gens de la débauche », dénonce Mahdi dans son magasin d’accessoires pour téléphones. « Ils savent qu’en attaquant ici, personne ne mouftera ou que nos cris ne seront pas entendus », renchérit Jumaa, qui s’assoit péniblement. Suite au raid de la police, il a été tabassé en garde à vue. Il porte des traces de tortures, la chair à vif, mais ne souhaite pas en parler. « Qu’avons-nous gagné de cette révolution ? », s’interroge-t-il.

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A Jabarona, les habitants ont honni le régime d’Omar Al-Bachir, responsable de la guerre qui a ravagé leurs villages. Mais cette colère ne se convertit pas en politique. A sa chute, la plupart d’entre eux ne se sont sentis représentés ni par les civils ni par les militaires qui composaient les autorités de transition.

Jumaa a été tabassé, il porte des traces de tortures, la chair à vif, mais ne souhaite pas en parler

« S’il y a des élections dans quelques mois, les gens ici voteront pour celui qui vient construire une route », tranche Kader Ramadan, un musicien et chanteur de reggae. Il est l’un des seuls jeunes du quartier à participer au mouvement de contestation contre le putsch. « Depuis le coup d’Etat, le pays est tombé plus bas que terre. Les militaires, les groupes armés et leurs soutiens se sont réparti le pouvoir et les richesses. Il n’y a pas une miette qui arrive jusqu’à nous. Et pour payer leurs mercenaires, ils volent l’argent du peuple », enrage l’artiste, qui doit emprunter des sous à ses « amis du centre-ville » pour se rendre aux manifestations.

A Jabarona, l’heure n’est pas à la révolte mais à la survie. L’urgence, c’est de pouvoir mettre de la nourriture sur la table le soir venu. « Nous n’avons aucune idée de ce qu’il adviendra demain », lâche Suzanna Shireen en donnant un peu de fourrage à ses deux chèvres. On ne pense pas à demain, parce que demain c’est loin.

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