« Mon gars, tu vas vers la maison du démon ! » En cet après-midi de fin mars, l’orage gronde au-dessus de Brasilia et ce conducteur de VTC frissonne. La course commandée ne mène pourtant pas aux portes de l’enfer, mais à un bâtiment administratif, connu par son sigle, « TSE », pour Tribunal suprême électoral. C’est là que siège son président, le juge Alexandre de Moraes, considéré aujourd’hui par beaucoup comme l’homme le plus puissant du Brésil.
« C’est un dictateur ! », rugit le chauffeur, sympathisant de l’ancien président Jair Bolsonaro, en nous déposant. De fait, la « maison du démon » a tout pour intimider. Le TSE, gigantesque bâtiment de béton aux vitres noires, orné de trois coupoles, signé Oscar Niemeyer, ressemble à une vague prête à déferler sur le visiteur. À la tête d’une armée de 22 000 fonctionnaires, chargés d’organiser et de certifier les élections brésiliennes, Alexandre de Moraes veille au destin de la cinquième plus grande démocratie du monde. Ses bureaux dominent la capitale, le lac Paranoa, les savanes rougeoyantes du Cerrado. Et, symboliquement, tous les autres pouvoirs.
Quelques jours plus tôt, le service de presse du TSE n’en revenait pas. Alexandre de Moraes, 54 ans, « ne donne pas d’interview », nous avait-on indiqué, malgré des piles de demandes « du monde entier ». Ni aux médias brésiliens ni à la presse étrangère. Ni dans sa fonction de président du TSE ni comme juge (ou ministre) au Tribunal suprême fédéral, plus haute juridiction du pays, où il siège également. La rencontre avec M Le magazine du Monde est décrite comme « sans précédent ».
Honni par l’extrême droite, Alexandre de Moraes est considéré comme celui qui a sauvé le Brésil des dérives autoritaires de Jair Bolsonaro. Quatre ans durant, il aura été pour beaucoup le visage de la défense de la démocratie. Et quel visage ! Lèvres charnues, regard noir, mâchoire carrée. Mais, surtout, un crâne. Glabre, immaculé, où, tel un écran de cinéma, chacun peut projeter ses peurs et ses fantasmes. Dans les films, le chauve incarne souvent la brute, le despote, le vampire. Et, parfois, le héros vaillant, le sauveur, le moine de Shaolin. Alexandre de Moraes est-il un ange ou un « démon » ? Plutôt Lex Luthor ou Bruce Willis ? Au Brésil, le débat n’est pas tranché.
Depuis son vaste bureau à moquette couleur gazon, parsemé de tapis vermeils et de meubles datant du début XIXe et de l’Empire brésilien, le président du TSE se montre affable et courtois. La poignée de main est chaleureuse, le sourire engageant. Dans sa voix, nimbée de l’accent roulant des élites de São Paulo, ne perce aucune arrogance. Ici, au TSE, chacun l’appelle « Ministre Alexandre » : un mélange si brésilien de distance et de familiarité, où l’on se désigne à la fois par le titre et le prénom. Mais Moraes nous recadre d’emblée : pas question de répondre aux questions intimes. « Un juge ne peut s’exprimer avec exactitude que par ses déclarations sur des cas concrets », insiste-t-il, soucieux de ne pas « exposer » sa famille, soumise à de « nombreuses menaces ». Mais il tient à s’exprimer sur la situation politique, et seulement sur elle : « Il me paraît important, en particulier pour le public étranger, de comprendre l’importance du scrutin de 2022 dans la réaffirmation de la démocratie et de montrer que les institutions brésiliennes sont fortes ».